Comment se représente-t-on la vieillesse, la folie, les inégalités ? De quoi notre imaginaire social commun est-il donc fait ? Quelles sont les images qui s’imposent ? Comment une image en chasse-t-elle une autre ? Il y a les tableaux célèbres, Les Monomanes du peintre Géricault, ou la vieille femme dans le film La ballade de Narayama, de Shohei Imamura, ou encore les photos des patients de l’hôpital de de San Clemente de Raymond Depardon, voire le portrait du Père Goriot par Balzac…
Comme un album photographique familial, cet imaginaire est le fruit d’une sédimentation complexe d’expériences individuelles et collectives, de discours littéraire, journalistique, philosophique, d’images célèbres mais aussi de blagues et de chansons.
L’objet de cette rubrique n’est pas d’en faire collection. Il s’agit, comme une légende de photo, d’essayer de réfléchir à ces images ordinaires, à ces photos-dessins prises par des amateurs, ces cartes postales, ou ces portraits, œuvres du photographe de proximité dans son studio.
Elle est notre album. À chacune et chacun de déposer ainsi une image et un texte de ces vieux ou de ces fous, de ces fragilités ou pas, qui nous ont marqués ou accompagnés.
« Ma vieille grand-mère, assise »
Le portrait de nos aïeux est une représentation de la vieillesse qui semble, parfois, immuable.
Voilà une photographie arrachée à un album avant que je ne l’achète dans une brocante, montre une femme âgée chez elle, dans son salon, lisant. Une représentation des moins sympathiques, me semble-t-il. Qui en fit le portrait ? Nous ne le savons, reste que l’angle de vue, le cadrage, l’instant choisi produit un portrait que j’intitulerais volontiers « La vieille veuve » et j’ajouterais « riche ». Madame est dans son salon, la photo doit dater des années 1930 ; Madame doit avoir 80 ans et on imagine que dans le hors-champ de l’image, un ou deux domestiques (ou au moins « une dame de compagnie ») doivent être présents. Ce qui frappe évidemment, c’est le décorum, cette idée que la vielle femme est au milieu de son petit musée intime, entourée de ses objets précieux, sous une peinture, dans un confortable fauteuil. On pourrait la prendre pour une écrivaine, mais non, elle incarne la vieille héritière bourgeoise dont ce portrait est sans doute le dernier.
La vieillesse est ici associée à l’abondance et au calme. « Tante Anne » est bien installée chez elle ; elle ne manque de rien, elle lit… elle a le temps. La vie a passé.
Mais cette image dit aussi autre chose pour nous qui la regardons aujourd’hui ; elle renvoie l’idée qu’être vieux, c’est avoir capitalisé dans une forme d’austérité – la vieille femme ne semble pas avoir quitté ses habits noirs de veuve. Les objets disposés sur le petit guéridon à sa gauche forment comme une métaphore de son trésor.
Quand être vieux est une injure
En 1954, dans ses mémoires de guerre, le général de Gaulle, plagiant Chateaubriand, écrivait « La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France. » Quatorze ans plus tard, en mai-juin 1968, sur les affiches réalisées au sein de l’Atelier populaire des Beaux-Arts par les étudiants en grève et qui couvrent les murs du quartier latin, c’est au général de Gaulle qu’on reproche son âge. Il a, alors, 78 ans. On le dessine avec une canne ou en fauteuil roulant. Il incarne « le vieux monde », celui des profs de l’université. « Professeurs, vous êtes vieux, votre culture aussi », lit-on sur un mur de la faculté de Nanterre.
Philippe Artières