Notre album (4)

Réflexions autour d’images ordinaires, de photos prises par des amateurs, des portraits, des dessins, des œuvres de photographes de proximité. Comme un album auquel chacune et chacun sont invités à contribuer.

« La vieille folle »

C’est dans le fond d’un carton d’un lot qu’elle avait acheté à Saint-Mandé, un mercredi matin, jour du marché hebdomadaire aux vieux papiers, que l’artiste et vendeuse d’images Emmanuelle Fructus a trouvé ce portrait. « Il y en a souvent un qui traîne au fond de la boîte », m’a-t-elle dit en m’offrant ce tirage anonyme monté sur un vieux papier cartonné, encadré de ces deux dates « 15 avril 1849 – 25 août 1931 », sans mention du prénom et du nom de la personne qui y figurait.
La vieille femme regarde l’objectif, comme le récidiviste à la préfecture de police de Paris l’appareil d’Alphonse Bertillon. On ne lui a pas demandé son avis. On sait bien qu’on n’échappe pas à la photographie.
En regardant cette image et la forme d’absence qui s’en dégage, je suis persuadé que non seulement nul n’a pris soin de demander son avis à cette femme mais que l’on a même considéré que c’était un honneur qu’on lui faisait. On la fait sortir, on l’a assise au dehors sur une chaise. Elle semble avoir été placée autoritairement là, « plantée » devant la porte fermée. « Il faut bien conserver un souvenir de l’ancêtre » (avant qu’elle ne nous quitte).
Ce portrait est ainsi pré-mortem.
Elle qui est pauvre n’aura pas, comme c’est encore la pratique dans les années 1930, la chance de faire l’objet d’une photographie sur son lit de mort, les yeux clos, le visage apaisé. C’est le privilège des riches et des puissants. Elle, comme les autres femmes sans importance, c’est le photographe ambulant qui les saisit de leur vivant dans un autre grand silence, celui de la rue déserte, celui surtout de leur solitude, mais aussi de leur mutisme. Elles n’ont plus « toute leur tête »…
Elles conservent dans leurs yeux toute leur existence, des vies de misère à l’usine ou dans les champs, le souvenir aussi des guerres de 1870 et de 1914, la mort d’un père, de frères, d’un mari ou de fils tombés au combat.
La photographie de la vieille folle a beau être au fond de la boîte, cette image a beau lui avoir été volée, elle porte en elle, dans ce regard dur, une part de la dureté du monde qu’elle va quitter. Son visage dessine peut-être une tristesse commune. Elle ne peut plus parler mais elle paraît presque nous dire à nous, un siècle plus tard, « n’oubliez pas mon regard ».

« Le jeune homme endormi »

Ce portrait est encadré. Il est une image que je ne décroche jamais du mur de chez moi. Je l’ai trouvé au hasard des recherches dans des boîtes de diapositives conservées par un ancien infirmier psychiatrique.
J’ignore l’identité de ce jeune homme. L’image date des années 1960 ; elle fut très probablement prise lors d’une des sorties des patients de l’institution tenue par des religieuses. C’est en effet la période où, profitant des beaux jours, une nouvelle génération d’infirmiers initièrent des sorties à la journée en autobus. Psychiatrisés et soignants partaient le matin avec, dans la soute du « car », sandwichs et gourdes pour des excursions.
J’aime à imaginer que ce portrait « en mer » est l’une de ces « sorties » les plus mémorables. Le jeune homme est tellement bien que plutôt que de regarder le paysage marin, il s’est endormi ou peut-être a-t-il simplement fermé les yeux et rêve éveillé. De son visage se dégage en effet une tranquillité qui peut surprendre. Porte-t-on sa folie sur son visage ? Si cette image me touche et m’accompagne, c’est que je suis sans doute le seul à savoir qu’il est hospitalisé dans un HP.
Cette image trouble les cartes. Elle les trouble d’autant plus que l’on sait qu’au Moyen Âge, au moment du Carnaval, dans le nord de l’Europe, on avait pour habitude d’isoler sur des bateaux ceux que l’on considérait comme fous, malades mentaux ou déviants, et de les faire dériver (Jérôme Bosch consacra un tableau à ce thème en 1500). Sur cette image, le jeune homme semble très bien savoir où il va. Il n’y a nulle violence, le jeune homme est dans son rêve. Vogue le navire.

Philippe Artières

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