Réflexions autour d’images ordinaires, de photos prises par des amateurs, des portraits, des dessins, des œuvres de photographes de proximité. Comme un album auquel chacune et chacun sont invités à contribuer.
« Le vieux marin breton »
Sur les tourniquets à cartes postales qui, il y a peu encore, étaient légion dans les cafés-tabacs de l’Ouest de la France, et désormais sur les sites de vente en ligne de cartes postales, une image surprenante est omniprésente : à côté des images de baigneuses se prélassant en bikini sur le sable face à la mer, d’autres femmes en costumes traditionnels, il y a le portrait du « vieux loup de mer », légende la plus récurrente, ou du « vieux breton ».
Outre l’importance du folklore en Bretagne, et de la revendication affirmée localement de faire vivre des traditions, avouons que cette présence en noir et blanc ou en couleurs de ce vieil homme à la barbe grise, la pipe au bec, souvent coiffé d’une casquette de pêcheur en gros drap de laine, ne manque pas de surprendre. La vieillesse est rarement mise en avant, sauf à des moments particuliers (après la Révolution française, sous forme de fête) ou dans des cadres mémoriels (les anciens combattants des guerres mondiales). Ici, un portrait individuel devient icône. La carte postale est le support d’une image qui superpose un lieu, une activité et un âge. On ne connaît ni son nom, ni son bateau, ni son port d’attache, qu’importe, ce qui compte, c’est son regard, toujours le même qui regarde au loin l’horizon, aussi profond que les rides qui marquent son visage buriné.
S’ils sont silencieux, ce que ces portraits individuels si nombreux donnent paradoxalement à voir, c’est à la fois une idée de la vieillesse comme potentialité de récits extraordinaires et, à travers eux, les valeurs de courage plus que de sagesse. Le marin est allé bien loin et comme Ulysse, il en est revenu ; il a vu bien des terres, courageux, vécu de nombreuses tempêtes, sans doute été témoin de drames – naufrage, perte d’hommes… La vieillesse est le temps du récit, celui du souvenir de l’épopée. Le vieillard porte en son corps ces histoires et si vous tendez bien l’oreille, si vous allez sur le port, dans un des bistrots, vous pourrez l’entendre raconter certains de leurs épisodes. Cette carte postale témoigne de cette idée, en Occident, que « le vieux », plus que « la vieille », puisqu’il a survécu, est porteur d’un récit infini.
La carte postale du vieux marin breton est plus sérieuse qu’on ne le croit et que ne le croient celles et ceux qui l’envoient avec un sourire aux lèvres à leurs correspondants urbains. Elle ne porte pas seulement une image de la vieillesse comme « bibliothèque » mais plutôt comme une image de l’existence, comme une tempête que l’on traverse. Peut-être veut-elle rappeler le chaos de la vie avant la vieillesse aussi, à la fois la solitude, les coups de vent, les échouages et les noyades… mais aussi que le courage doit, nous apprend-on toujours, dominer. Combien d’éloges funèbres mettent en avant ce « courage » dont notre « vieux loup de mer » est la représentation.
Philippe Artières