Réflexions autour d’images ordinaires, de photos prises par des amateurs, des portraits, des dessins, des œuvres de photographes de proximité. Comme un album auquel chacune et chacun sont invités à contribuer.
Leurs mains
C’est un premier ensemble de clichés pris le 24 mars 1953, le jour de l’inauguration de l’annexe de la Maison de retraite intercommunale de Fontenay-sous-Bois, Montreuil, Vincennes et Saint-Mandé. Le reporter local a photographié l’événement comme n’importe quel autre ; il a saisi sur la pellicule les moments et les personnages clés de la cérémonie. On devine les élus des quatre municipalités ; son œil s’est attardé sur la fanfare des gendarmes, sur les personnalités souriantes en ce jour de fête ; il a essayé de photographier la façade, il est à peine entré dans ce bâtiment d’habitation très banal, en brique et béton. Les résidents, les vieilles et les vieux, sont quasiment invisibles. En regardant bien, on en voit au balcon ou à la balustrade de la cage d’escalier, spectateurs d’un événement dont ils sont exclus. Symboliquement, on les aperçoit sur une photo au-dessus de l’horloge murale comme s’ils étaient hors de ce moment, hors du présent.
Ces femmes et ces hommes sont la dernière génération, principalement issue des classes populaires, à avoir fait l’expérience de la vie d’hospice, celle qui a prévalu jusqu’à l’ouverture d’annexes comme celle-là. De cette rambarde, les pensionnaires regardent les Trente Glorieuse dont ils sont les oubliés, eux qui ont connu une, voire deux guerres et la crise des années 1930. Il n’y a pas foule dans ces nouvelles maisons de retraite, tant elles sont précédées d’une terrible réputation, celle d’être la dernière demeure de tous « les amoché.e.s », les « indigent.e.s », les « on n’en veut plus à la maison ». On peut être frappé aussi par l’ambiance médicale, comme si de ressembler à un hôpital pouvait rassurer.
Le même photographe est revenu trois plus tard, en 1956. Il a pris cette fois une trentaine de clichés car ce jour-là, il est entré dans la maison de retraite. Au début, il a suivi son guide ; il a vu toutes les installations : la cuisine, le réfectoire, la bibliothèque (ou étaient-ce les archives ?), la buanderie/lingerie, la chaufferie et la chapelle avec son crucifix. Dans chacune de ces pièces, il y a un membre du personnel, souriant et appliqué à sa tâche, heureux de pouvoir disposer d’un matériel moderne. Il a ensuite emprunté le pan incliné et là, il a rencontré Monsieur V., un homme de 75 ans environ, qui remontait tranquillement vers sa chambre. Son objectif a croisé son regard. En regardant ce petit tirage 6×6 noir et blanc, c’est la main de cet homme tenant la rampe qui m’a semblé l’objet central de l’image. Quelques minutes plus tard, le reporter a dû entrer dans une première chambre individuelle, mais elle était déserte. Plus justement, son pensionnaire en était absent et dans cette pièce qui ressemblait à s’y méprendre à une chambre d’hôpital, les napperons en moins, deux visages apparaissaient sur un grand diptyque photographique posé sur une petite table haute. Le portrait des parents ? Celui des enfants ? La chambre était habitée par ces images.
C’est à l’étage des femmes qu’il a pu voir des pensionnaires. L’une est alitée et lit, les autres sont assises dans des fauteuils – n’oublions pas que les vieux sont sur les photos toujours assis ! –, je reprends ma loupe et je suis à nouveau frappé par un détail, le même détail, celui de leurs mains. En dehors de la lectrice du magazine, leurs mains sont « ballantes », elles reposent non sur les accoudoirs mais sur leurs cuisses. Les mains sont comme à l’arrêt. Elles posent.
Comme sur ces planches photographiques achetées sur Internet cet été, archives d’un photographe local dont certains clichés sont sans doute parus dans la presse locale, sur les photos des vieux, les mains ne sont ni dans les poches, ni tenant un objet ou ouvrant une porte, elles sont figées, en solitude. Il me semble qu’il y a dans ces mains ballantes l’expression d’un regard sur la vieillesse, le symbole d’une fragilité dont on ne sait pas quoi faire.
Philippe Artières