Liberté, égalité, sobriété ? – IV

Vieux : sobriété ou pertinence ?

Sobriété dans la prise en charge des vieux ? Évidemment que la question se pose. D’abord parce que dans tous les secteurs de la médecine, il y a une surabondance d’examens, avec trop de prescriptions de médicaments, trop de tout. Et depuis vingt ans, pour les vieux, aussi.

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Lits. C’est un paradoxe : d’abord, il s’impose à nous une réduction drastique du nombre de lits. Est-ce cela la sobriété dont on nous parle ? Dans mon service, à l’hôpital Corentin-Celton, j’ai près de 80 lits de suite fermés, fermés faute d’infirmières. Et cela va s’aggraver car nous sommes, en ces mois de septembre- octobre, dans la période la plus faste de recrutement des infirmières avec le sortie des promotions des écoles. Dans les semaines à venir, cela va empirer car en plus, nous aurons des départs. Quelles vont être les conséquences ? Une sobriété légitime, imposée, contrainte ? La réponse n’est ni simple ni univoque : dans nos secteurs où ce sont essentiellement des personnes âgées que nous prenons en charge, pour autant nous ne débordons pas plus que d’habitude. Il y a moins d’urgences, moins de malades, moins d’hospitalisations, et au bout du compte la filière n’est pas plus embouteillée. Pourquoi ?

Dysmédicalisation. Le second constat concerne ce que nous appelons la « dysmédicalisation », c’est-à-dire la mauvaise médicalisation dans la prise en charge de la vieillesse. Si l’on regarde la consommation de médicaments, on ressort avec une évidence. De plus en plus d’études montrent que « moins de médicaments améliorent les choses ». Deux grandes revues médicales dans le monde ont même désormais des rubriques « Less is more ». Cette tendance monte. Et je prends une série d’exemples.

Le Lévothyrox®. C’est un des médicaments les plus utilisés chez les vieux, il est prescrit pour combattre une insuffisance thyroïdienne : or plusieurs études publiées dans des grandes revues signalent clairement que pour beaucoup de patients, il n’y a pas de différences que l’on en prenne ou pas.

La sarcopénie. C’est très à la mode. On le sait, dès l’âge de 50 ans, la masse et la force musculaires vont diminuer de manière significative. Au-delà d’un certain seuil, ce phénomène est appelé sarcopénie. Mais quel seuil mettre ? Certes, cette baisse retentit sur les performances physiques, voire peut favoriser les troubles de la marche et constituer un facteur de fragilité chez les personnes âgées. Mais est-ce si sûr ? Et à partir de quand ? N’est-ce pas normal plutôt que pathologique ? Aujourd’hui, la Haute autorité de santé essaye de faire croire que c’est une maladie. Et si l’on change un peu le seuil, alors on va fait basculer une foule de gens vers.… la maladie. Or ne soyons pas trop naïfs : derrière tout cela, se profile un médicament, les anticorps monoclonaux qui pourraient développer les muscles.

Les décisions d’hospitalisations. Quand faut-il hospitaliser ou pas une personne très âgée ? Et pourquoi ? À cette question, on répond mal : quelles sont les hospitalisations pertinentes chez les vieux, et celles qui ne le sont pas ? Je vois beaucoup de décisions d’hospitalisations sur les personnes âgées qui reposent sur des motifs symptomatiques ambigus : la personne est âgée, elle tombe deux, trois fois. Ce jour-là, il y a un lit de libre, on l’hospitalise. La personne va être hospitalisée pour un bilan de chute. Cela n’a fondamentalement aucun intérêt.

La vitamine D. Il y a eu tout un mouvement pour dire que l’on est carencé en vitamine D, mais cela vient surtout du fait que, là encore, on a changé les normes. Une très belle étude nous montre que lorsque l’on est en bonne santé, prendre ou ne pas prendre de la vitamine D ne change rien.

Les écho-cardiaques. À quoi servent-elles ? Dans la cardiologie des personnes âgées, l’amylose cardiaque est la grande mode. Et cela d’autant plus qu’il y a un médicament qui a été testé chez des amyloses génétiques donnant de bons résultats. Par analogie, on s’est dit que les vieux de 80 ans avaient la même chose, alors on examine et on prescrit. Le vieux va rester une semaine. À quoi bon ? L’espérance de vie ne change pas.

Les prises multiples de médicaments. Aujourd’hui, la cardiologie provoque chez les personnes âgées une surconsommation étonnante de médicaments. Quand la personne fait un infarctus, on lui explique qu’elle doit prendre un anticoagulant, mais aussi un anticholestérol, un hypertenseur, un bétabloquant. Cela fait 4. Le simple fait d’avoir plus de 65 ans est un facteur de risque. Alors on protège. Mais le vieux a aussi un diabétologue, un rhumatologue, un urologue. Et comme l’accès des vieux aux médecins spécialistes s’est généralisé, tout s’accumule, et l’ordonnance s’allonge. Or le pauvre généraliste, qui voit le résultat final, n’a pas l’autorité pour trancher, ni pour faire des choix, voire simplement pour contredire le cardiologue. Le vieux prend donc quotidiennement 5, 6, 7 médicaments. Son ordonnance est devenue un mille-feuille.

La cancérologie. Aujourd’hui, on traite, quel que soit l’âge. Chimio, puis une autre, puis une autre encore. Il n’y a aucune limite d’âge, mais est-ce pertinent ? Les jeunes patriciens veulent qu’on le fasse. Je ne sais pas s’ils ont raison.

Au final, la sobriété, c’est le monde de l’aléatoire. Parfois, on va privilégier de poursuivre des hospitalisations parce que le kiné ou l’ergothérapeute nous disent que l’on peut « gagner encore un peu chez le patient ». Mais gagner quoi ? On n’arrive pas à savoir si c’est un bien ou pas. On ne sait pas. Nous sommes incapables d’être pertinents sur l’usage des plateaux techniques, et l’on va rajouter des examens sans supprimer les précédents.

Pour moi, la question centrale est la pertinence. La pertinence de la prise en charge comme celle des parcours de soins. Car les pauvres, on ne le note pas assez, mais ils sont aussi à risque de rentrer dans des circuits de soins moins pertinents. Et de connaître par exemple des excès de chirurgie, ou d’examens inutiles. La pauvreté ouvre à des consommations de soins délétères.
Alors, la pertinence en gériatrie, nous ne l’avons pas. Les choix ? On ne sait pas les faire. On n’a pas d’études sur lesquelles s’appuyer, et monter de grands essais sur des vieux est difficile, voire irréalisable de manière méthodologique.

Un dernier exemple venant d’Espagne. Ils ont décidé que pour les personnes âgées, lors de la mise d’une prothèse de hanche, ils allaient faire un choix : une prothèse pas chère pour les vieux, et pour les jeunes, des prothèses haut de gamme, en titane car elles peuvent tenir trente ans. Pourquoi pas ? Ce n’est pas idiot. Là encore, c’est la notion de pertinence qui me paraît la plus juste. Tout l’enjeu est de transformer la sobriété qui vient de l’extérieur en pertinence venant de l’intérieur.
Mais bon…Chez les très vieux, ce qui nous manque, c’est la parole des vieux.

Olivier Saint-Jean

À lire aussi dans ce dossier :

I – À votre santé !

II – « La sobriété en santé mentale ? De l’indécence. »

III – Médicaments : les riches et les pauvres (1ère partie)

V – Médicaments et sobriété : À la rencontre des inégalités (2e partie)

VI – Sobriété en santé, ultime diversion ?