Médicaments : les riches et les pauvres (1ère partie)
On a beau chercher, médicament rime mieux avec « business plan », « fuite en avant » ou « argent » qu’avec sobriété. En fait, le médicament ne semble connaître que deux états : la pénurie, dans la plus grande partie de la planète, et la gabegie dans le noyau des pays encore riches. Les mathématiciens diront que cela fait une moyenne, les pragmatiques que manque et excès génèrent tous deux un drame sanitaire, et les septiques que l’on ne sait pas où situer le curseur pour définir un niveau de consommation justifiée. Car tout est là : ce manque de référence autorise toutes les dénégations, les justifications et des débats stériles permettant que rien ne bouge vraiment. Des centaines d’articles, ouvrages, rapports, et couvertures médiatiques. Comme dans d’autres domaines, le plus étonnant est qu’il ne se passe effectivement rien ; ce qui était dénoncé il y cinquante ans peut se lire aujourd’hui en changeant simplement la date.
Comparaisons trop dérangeantes
La pandémie à SARS-CoV-2 a rappelé que pour la majeure partie de la population mondiale, sobriété n’était pas vraiment le sujet. Pour choisir d’être sobre, luxe de riches, il faut avoir accès au minimum. En bonne partie oubliée par les milliards de doses de vaccins capitalisés en Europe et en Amérique du Nord, souvent cantonnée à des vaccins peu efficaces, la majorité du globe regarde passer le train. En 2020, la tuberculose a tué au Sud plus de 1,5 million de personnes alors que l’on dispose de tout l’arsenal thérapeutique, à bas prix qui plus est, pour qu’il en soit autrement. De même pour le paludisme (plus de 600 000 morts en 2020) tandis qu’en 2022, les États riches se sont débarrassés de 240 millions de doses de vaccins contre la Covid après les avoir laissé périmer. Des comparaisons trop dérangeantes pour en parler. Pour se donner bonne conscience, on pourrait dénoncer l’incurie de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais qu’est l’OMS aujourd’hui ? Un « tigre de papier » ; scandaleusement sous-financée par les États, sa marge de manœuvre reste théorique. Un budget annuel total de l’ordre de 5 milliards d’euros, soit 6 à 7 fois moins que les dépenses de médicaments pour la seule France (0,75% de la population mondiale) et… 18 fois moins que le chiffre d’affaires du laboratoire Pfizer en 2021. Surtout, plus de 80% de ce budget correspond à des financements préalablement ciblés par les États, des donateurs privés ou de grands groupes industriels ; évidemment ciblés sur des sujets consensuels, pas sur ce qui pourrait déranger le désordre mondial.
Le principe de non-précaution
Au Nord non plus, la sobriété n’est pas à l’ordre du jour. Le problème est plutôt d’arriver à gérer les effets de la sur-utilisation. Le dérapage des dépenses bien sûr mais, surtout, les conséquences sanitaires des effets indésirables induits par cette hyper-surconsommation, le plus souvent non justifiée. Nous n’apprenons rien de nos scandales, pas d’avantage de celui, très médiatisé, du Mediator®, un soi-disant antidiabétique massivement prescrit comme… coupe-faim en toute connivence.
La iatrogénèse médicamenteuse représenterait la troisième ou la quatrième cause de décès aux États-Unis ; sans parler de l’impact beaucoup, plus grand pour la société, des morbidités et invalidités induites. La France, en ce domaine, défend sa place en tête du classement mondial : 33 milliards annuels de dépenses pharmaceutiques, 49 boîtes de médicaments (pratiquement une par semaine !) consommées chaque année par le Français moyen ; des utilisations non justifiées dans 50 à 80% des cas. Des milliards d’euros (une dizaine par an) jetés dans le caniveau mais, surtout, un carnage iatrogène. Les enquêtes menées par la pharmacovigilance française le situent à 144 000 hospitalisations pour les seuls hôpitaux publics et 10 à 30 000 décès (nettement plus que les accidents de la route ou les suicides), autrement dit : 1 décès sur 25 serait imputable en France à un médicament, le plus souvent consommé sans réel bénéfice attendu.
Ces chiffres ne représentent que la partie identifiée de l’iceberg. Reste ce qui est difficile à mettre en évidence, surtout quand on ne le cherche pas, mais peut peser très lourd. Qui travaille ou, plutôt, qui a les moyens de travailler sur les possibles effets très retardés ou l’augmentation de fréquence de certaines maladies graves par la consommation de tel ou tel médicament ? Les anti-sécrétoires gastriques (Mopral® et descendants) par exemple : consommés par 15 millions de Français (!), au moins dans la moitié des cas en dehors des indications officielles, ils sont soupçonnés d’augmenter la mortalité toutes causes et le risque de cancer du pancréas. Qui s’en soucie ? Le principe de non-précaution. Il en va de même même pour les effets cognitifs de l’utilisation prolongée des médicaments utilisés dans les troubles du sommeil et l’anxiété.
En fait, sautant en deçà et au-delà de la sobriété, riches et pauvres meurent de leurs médicaments. Pas pour les mêmes raisons, certes, d’où la question à ne pas poser : combien de millions de vies sauvées, à coût nul, en transférant aux uns une partie des excès dont meurent les autres ? Trop simple.
Bernard Bégaud
À suivre : partie 2, la cartographie de la sobriété.
À lire aussi dans ce dossier :
I – À votre santé !
II – « La sobriété en santé mentale ? De l’indécence. »
IV – Vieux : sobriété ou pertinence ?
V – Médicaments et sobriété : À la rencontre des inégalités (2e partie)