Réflexions autour d’images ordinaires, de photos prises par des amateurs, des portraits, des dessins, des œuvres de photographes de proximité. Comme un album auquel chacune et chacun sont invités à contribuer.
Prière de se laisser photographier
Le dortoir de femmes que le photographe fixe dans une série de clichés à l’hôpital de la Salpêtrière en cette fin des années 1930 compte une cinquantaine de lits. Ce jour-là, il n’est pas plein : on ne distingue qu’une vingtaine de pensionnaires.
Qui sont-elles ? Des folles comme la Salpê en a beaucoup internées depuis l’Ancien Régime ? De vieilles femmes à regarder leurs traits, mais de quels maux souffrent-elles, impossible de le savoir en regardant seulement cette image. On remarque qu’elles sont habillées comme si elles allaient sortir. Elles ont mis leurs fichus, certaines leurs manteaux. Sur plusieurs lits, on aperçoit même des valises. Sommes-nous en 1939 et vont-elles être transférées vers le Sud, comme ce fut le cas de beaucoup de malades du département de la Seine lorsque la Guerre éclata ? Ou bien certaines de ces vieilles patientes ont une permission de sortie pour le samedi et le dimanche. Au fond de la pièce, deux infirmières avec leurs cornettes s’affairent. Peut-être vérifient-elles une dernière fois que tous les papiers sont en règle. Les lits ont été soigneusement faits. Les draps ne portent plus la trace des nuits agitées, des suées et autres souillures.
Mais que font ces femmes toutes agenouillées ? La Salpêtrière, bien qu’hôpital public, compte parmi ses soignants de nombreuses religieuses. Les congrégations n’ont-elles pas pris en charge depuis le Moyen Âge, les fous, les vieux et les indigents ? Ces patientes prient, et ce n’est que dans cette position que le photographe peut saisir les visages de toutes les présentes. Dans les colonies pénitentiaires où, comme à Mettray, non loin de Tours, on enfermait la jeunesse indisciplinée, il y avait la sentence « Dieu te voit » inscrite sur le mur des dortoirs ; ici, ce n’est plus Dieu qui voit les vielles folles mais le photographe. Au premier plan, l’une des pensionnaires tourne ostensiblement la tête. Elle ne veut pas offrir son visage à l’objectif. Elle n’a pas envie qu’on la voie ainsi.
Je songe soudain, dans toutes les photographies de vieilles et de vieux que nous avons publiées dans « Notre album » depuis plusieurs mois avec la complicité d’Emmanuelle Fructus, à toute la violence qu’elles contiennent, à toutes ces femmes et ces hommes qui furent contraints d’être sur la photo sans qu’on leur demande leur avis. À combien de nos proches fait-on, sans en avoir véritablement conscience, le « coup de la prière » ?
Philippe Artières