Vieux : une identité, un stigmate, ou une simple suite ?

C’est quoi être vieux ou vieille ? Est-ce comme changer de nom, de peau, voire d’identité ? Est-ce une caractéristique aussi forte que le genre ? Ou est-ce une étape de la vie comme il y en a d’autres, sans que pour autant la personne passe une frontière ?

Dans le cadre du festival « Nous sommes là », qui regroupe une exposition de photos et des films, ViF a organisé un débat autour de cette question avec Rose-Marie Lagrave, sociologue, spécialiste des questions de genre, auteur entre autres « Autobiographie d’une transfuge de classe féministe ». Et Francis Carrier, militant historique du sida, fondateur de GreyPRIDE et aujourd’hui du CNaV (Collectif national autoproclamé de la vieillesse). En voici de très larges et extraits.

« Comment faire pour changer les choses ? »
Francis Carrier

« Est-ce que ma vieillesse est une identité ? En tout cas, tout au long de ma vie, c’est à travers mes engagements que j’ai essayé de comprendre ce que je vivais. J’ai vécu plusieurs temps ; je suis gay, séropo, et de ce fait, j’ai vécu ce que l’on peut qualifier des discriminations. À l’âge de la vieillesse – j’ai 71 ans –, je suis parti aux Petits Frères des pauvres, et j’ai fait une plongée chez les vieux et les vieilles, aussi bien en établissement qu’à domicile. J’ai essayé de comprendre ce qu’ils vivaient. Le constat que j’ai fait est clair : notre société n’aime pas les vieux et le regard négatif sur la vieillesse nous empêche de vieillir sereinement. Pour rien au monde je n’ai envie de vivre ma vieillesse comme ça. Dès lors, comment faire pour changer les choses ?
Les études des Petits Frères parlent de 800 000 vieux vivant dans une extrême solitude, de mort sociale. Il y a cinq ans, ils étaient 600 000. Comment inverser cette situation ? Que peut-on faire ?
Vieillir, ce n’est pas simple, car nous sommes dans le déni et le rejet de notre propre vieillesse : tout le monde veut être beau, jeune et en bonne santé, personne n’a envie de vieillir et ce blocage est d’autant plus fort que ce que nous offre la société ne nous tente pas. Au contraire, tous les signaux que l’on nous donne sont négatifs : on ne sert plus à rien, nous sommes des poids, encombrants et en plus, nous sommes lents. Pourtant, on y va tous, nous sommes tous concernés…

Que faire donc ? Simone de Beauvoir a décrit le même mécanisme de discrimination vis-à-vis des femmes que celle vis-à-vis des vieux. Cela veut dire les discriminations faites au vieux sont des constructions et des représentations que l’on peut changer. Pourquoi ne pas rendre cet univers de la vieillesse un peu plus gai et positif ? Ne peut-on pas construire un espace où l’on se sentirait bien, écouté, entendu, où notre parole aurait conservé une valeur. Aujourd’hui, on n’est pas acteur, on laisse faire, on s’est habitué à ce que d’autres décident à notre place. Et parlent à notre place.
Il est temps de reprendre la parole. Il est temps de former un lobby pour changer nos représentations et pour cela, nous devons faire groupe.
Si l’on n’a pas conscience que l’on appartient à la même catégorie, rien ne bougera. Pouvoir choisir, pouvoir dire son mot sur la société de demain – surtout qu’elle sera de plus en plus majoritairement vieille –, c’est une urgence, et si on ne s’identifie pas à une catégorie particulière, ce seront les autres qui nous identifieront. On en a, d’ailleurs, déjà les prémisses, avec ces critiques sur les « OK Boomers », sur le refrain la faute aux vieux qui coûtent trop cher, comme on le voit avec les retraites. En même temps, les vieux doivent se réveiller, sortir de leur passivité, et assumer aussi leur responsabilité dans la société de demain. »

« Pour une interruption volontaire de la vieillesse »
Rose-Marie Lagrave

« Je ne dirais pas que c’est une identité : c’est plutôt un stigmate, à la manière dont Sartre disait que le juif est construit par l’autre. Ce sont les autres qui nous constituent en vieux, en reprenant les classements par âges sans les soumettre à la question. Mon identité ne se résume pas à un âge, car elle est fabriquée par de nombreux autres éléments accumulés et agencés tout au long de mon parcours de vie.

Il faut distinguer l’âge biologique et l’âge social qui ne se recouvrent pas nécessairement : on peut être vieux à 40 ans et jeune à 80, si on retient une définition sociale de la vieillesse. Quand je dis haut et fort que je suis vieille, je renverse le stigmate pour dénoncer la place et les conditions d’existence des vieilles et vieux dans une société qui les marginalise. Je fais alors un usage de la vieillesse pour la constituer en cause politique à défendre. On s’aperçoit que la vieillesse est appréhendée par deux approches opposées : l’une misérabiliste, qui fait de l’avancée en âge une vieillesse misérable, et l’autre populiste, qui ré-enchante la vieillesse jusqu’à en nier les flétrissures. En conséquence, les injonctions sont contradictoires : ne pas se laisser aller ou poser son fardeau. Ces deux positions sont à renvoyer dos-à-dos car elles procèdent d’une position et d’une vision de classe. Pour ceux et celles harassé·es toute leur vie par un travail pénible et répétitif, qui ont le dos et le corps fracassés, comment leur reprocher de se laisser aller quand toute leur énergie leur a été extorquée ? À l’inverse, celles et ceux qui ont exercé des métiers moins contraignants ont conservé une énergie qu’ils échangent en investissements de toutes sortes. C’est dire que la vieillesse est traversée par les classes sociales, ce n’est pas un groupe social homogène. Elle est l’un des éléments de l’intersectionnalité comme le genre, la race, la classe, la sexualité.

On ne cesse de dire et d’écrire que la vieillesse est un tabou, alors que depuis plusieurs décennies, elle revient au-devant de la scène, soit pour culpabiliser les vieux d’être une charge financière insoutenable, soit pour les exhorter à s’investir dans le bénévolat ou le care pour pallier l’insuffisance des services publics. On ne peut pas appréhender la vieillesse si l’on ne prend pas en compte l’ensemble du parcours antérieur de la personne. On vieillit comme on a vécu, et parce que l’on a vécu. Ainsi, l’injonction à être indépendant et autonome ignore que ce n’est pas en fin de vie et en bout de course qu’on le devient, mais que c’est le résultat d’un long processus d’acquisition tout au long de la vie. La « bonne » vieillesse a bien à voir avec la vie « bonne ».
D’où la question : comment avoir une vie « bonne », sur laquelle se sont penchés tant de philosophes ? Simone de Beauvoir indique un chemin : ne pas faire une politique à part pour les vieux, mais révolutionner la façon de vivre en incluant des valeurs disqualifiées par le consumérisme et la mise en concurrence des individus : la fragilité, la vulnérabilité, la lenteur.

Pour ma part, la vieillesse m’a permis de ressentir plus encore combien la société était violente. En ce sens, la vieillesse possède des vertus de lucidité et d’enseignement, à condition de ne pas mettre les vieux avec les vieux. Il faut décloisonner les vieux de la vieillesse, abattre les murs autour d’elle, s’élever contre les ghettos de vieux qui ne disent pas leurs noms. Aujourd’hui, sont laissées dans la solitude des personnes qui ont pourtant tout donné à la société. On salue une plus grande longévité, sans voir qu’elle peut être un fardeau. La vieillesse a le droit d’être fatiguée de la vieillesse. C’est pourquoi, dans le droit fil des luttes pour la contraception et le droit à l’avortement, défendre le droit à une interruption volontaire de la vieillesse (IVV), comme l’avait proclamé Desproges, apparaît désormais comme une nouvelle cause militante. Quand la fatigue de vivre et la fatigue d’être soi deviennent totalement invasives, il devient logique de vouloir mourir. On a obtenu de haute lutte la liberté de faire ou ne pas faire d’enfant, on devrait, par analogie, avoir la liberté de mourir ou pas. »

« Je veux être fier d’être vieux »
Francis Carrier

« Je resitue la vieillesse aussi dans une histoire récente : hier la vieillesse n’existait pas, ou à la marge. Il y avait quelques vieux dans un village, et nous sommes passés à une autre échelle. Ce sont des changements qu’il faut analyser : la vieillesse est devenue un moment à part, un temps entier de la vie, comme la jeunesse ou l’âge adulte. La vieillesse est une période nouvelle que l’on ne nous a pas enseignée. Comment en faire quelque chose ?
Je suis bien sûr d’accord pour noter que la vieillesse est inégale, en termes de ressources, de patrimoine génétique, de parcours de vie. Mais pour autant, il y a quelque chose de commun : comme je le disais, plus tu vieillis, moins on t’écoute… moins ta parole a de la valeur. On accepte cette situation. Ce que je propose, c’est de sortir de cet état de soumission pour s’émanciper de ce regard négatif et dévalorisant : je veux être fier d’être vieux. Je fais un parallèle avec les gays qui, il y a trente ans, se faisaient invisibles par crainte d’affronter le regard totalement dévalorisant et excluant de la société sur leur orientation sexuelle. Si l’on veut lutter contre les injonctions négatives, il faut être visible. J’ai toujours voulu sortir du placard. Je veux continuer avec la vieillesse. Il faut retourner les stigmates. Et ne pas nier notre responsabilité, car c’est nous, aujourd’hui vieux, qui avons bâti une société jeuniste, reposant sur la performance et le consumérisme. »

Rose-Marie L. : Oui, mais ce qui me gêne c’est qu’il faudrait inventer des améliorations spécifiquement pour les vieux, alors que c’est l’ensemble de la vie à tous les âges qu’il faut réviser pour qu’elle soit capable d’engendrer une vieillesse digne et sereine. Qui se préoccupe de donner une vie bonne aux non encore vieux pour qu’ils et elles aient des atouts encore valides pour vivre l’avancée en âge ?

On n’aime pas les vieux

F. C. : Mais on n’aime pas les vieux.
Rose-Marie L. : Ce n’est pas exact. Les sentiments à leur égard sont ambigus, allant d’une surprotection infantilisante à une aversion. Il ne faut pas oublier qu’existent des gérontocraties politiques et affairistes, et le vote conservateur des vieux rejoint celui des jeunes. N’en faisons pas une catégorie à part. Ce qui fait une bonne vieillesse, c’est l’engagement tout au long de la vie.
Claude Soula : J’ai le sentiment que beaucoup de choses sont faites pour les vieux, dans les mairies c’est souvent la principale activité des municipalités que de s’occuper des vieux : les repas, la culture, etc. En plus, ce sont les personnes âgées qui sont les principaux votants et qui décident de ce que va être la société. Alors, cette plainte autour des vieux mal traités m’agace.
Nicolas F. : Non, vous êtes loin de la réalité. Exemple : prenez l’accès à la culture, il y a des bornes d’accès numériques mais elles ne sont pas faites pour eux, rien n’est réfléchi pour eux. Les Ehpad ? Tout le monde dit ne pas vouloir y aller, mais pourquoi ne se bouge-t-on pas pour changer le modèle ? La dépendance ? L’habitat partagé ne marche pas car pour prendre en charge la lourde dépendance, il n’y a que les Ehpad qui y répondent. Ce sont des exemples, mais il y a un manque de connaissances, de réalité dans la société. Et pourquoi, me diriez-vous ? Parce que les gens ne veulent pas se dire vieux, ils refusent d’anticiper, ils ne veulent pas s’engager. Or, ce n’est que collectivement que cela peut bouger car nous sommes tous d’accord, personne, individuellement, ne veut être réduit à une identité de vieux ou vieille.
Un homme : Il y a vingt ans, je travaillais dans un Ehpad. Et je voyais les rapports. Maintenant avec l’âge, on me parle comme si j’étais un demeuré. Je ne travaille plus, j’ai 62 ans. À France Travail, je me retrouve dans la situation de ma mère, les gens me parlent comme si j’étais un demeuré, « Monsieur, il faut accepter ». Et je me suis dit : ça y est, je suis un vieux, je me retrouve de l’autre côté, du côté des assistés, et c’est difficile. Car je ne me sens pas un demeuré.
Brigitte Greis : Je voulais vous parlent des vieux de Poitiers : dans une résidence, ils se sont battus pour rester dans leur logement foyer, car on voulait les déplacer pour des raisons immobilières. Ils se sont battus, et ils ont presque gagné.

Surtout des vieilles

Une femme : Les vieux ? Mais d’abord, il y a beaucoup et surtout des vieilles. Et je trouve que se retrouver ensemble, c’est aussi riche, on a un niveau de compréhension du monde qui est commun.
Rose-Marie L. : Oui, les groupes de parole par affinités électives sont des lieux d’échanges, mais si on a une même compréhension, c’est sans doute parce que c’est un entre-soi qui permet une réassurance des unes et des autres. Transmettre, oui, mais qu’est-ce que l’on transmet ? Pas toujours les bonnes cartes, comme le reproche la jeune génération à la nôtre, coupable à leurs yeux de leur avoir laissé un monde dur et cabossé.
Une jeune femme : Avoir une réflexion sur le genre. Arriver à la retraite, ce n’est pas pareil pour un homme et une femme. Elles vivent plus longtemps, elles sont plus dans le care.
Rose-Marie L. : Vous avez raison, elles vivent plus longtemps mais en moins bonne santé. En outre, étant donné leurs trajectoires professionnelles hachées, elles bénéficient de faibles retraites. Pour autant, elles s’en sortent mieux dans la vie quotidienne que les hommes du même âge. Assignées aux tâches domestiques tout au long de leur vie, elles continuent sur leur lancée, ce qui leur permet de rester actives, y compris pour ensuite refuser de poursuivre ces occupations. Les hommes, eux, ont, pour certains, tout investi dans leur profession, de sorte qu’ils arrivent à la lisière de la vieillesse encore tout hébétés face à la vacance des jours. Il faudrait évoquer aussi un tabou plus grand encore que celui de la vieillesse : la sexualité des vieux, et là encore, les rapports au corps de l’autre varient en fonction du genre, de la classe sociale et de l’orientation sexuelle.
Marie de Hennezel : J’anime des séminaires pour des femmes âgées. Elles se parlent ensemble, de tous les enjeux, de comment vivre cette période ensemble. Cela aide à mieux vivre.
Rose-Marie L. : Comme les clubs de vieux ? Je ne dis pas que les vieux ne discutent pas entre eux, car c’est ainsi que l’on peut éprouver ce qu’est un groupe actif, échanger des paroles et programmer ensuite une action publique. Je souligne juste qu’une ouverture vers une mixité des âges est plus favorable à la diversité des échanges et des points de vue. 

Produisons du savoir

Philippe Artières : En écoutant, je me posais la question ou plutôt le constat d’une absence de savoirs partagés sur la vieillesse. J’ai entendu des choses inexactes, que la vieillesse, c’est nouveau. Non, il y a une histoire de la vieillesse, les vieux ont toujours existé, et cela dès la Révolution française avec la création d’une journée sur la vieillesse. Je note que ce savoir là n’est ni connu, ni partagé. Arrêtons de citer sans fin Simone de Beauvoir, c’est très bien, mais il y a d’autres travaux. Or ils ne sont pas connus, ni utilisés. Qu’est-ce qu’il y a au fond de la boîte ? Des photos, sortons-les. Faisons un carnet blanc de la vieillesse, aujourd’hui, je ne le vois pas. Je vois des gens qui veulent constituer un lobby, d’autres une force politique, des groupes de parole. Pourquoi pas ? Mais produisons du savoir. Il y en a, mais on ne lit pas… C’est quoi être aujourd’hui vieux ?
Rose-Marie L. : Je participe à mon modeste niveau à produire des savoirs académiques, mais je reste persuadée que les savoirs par expériences sont partie intégrante des savoirs que tu appelles de tes vœux.