Vieux cons ou vieux experts ?

Le 31 mai, VIF organisait deux débats, dont l’un se voulait volontairement sans nuance : « Vieux cons, vieux experts ». Quelle place pour les ancien·ne·s dans le débat public ?
En somme, une question courait : et si les vieux pouvaient devenir comme des experts de la vieillesse, un peu comme on parle de patients experts ?

Une piste sur laquelle réfléchissent Francis Carrier, de GreyPride, mais aussi Catherine Tourette-Turgis, qui enseigne à la Sorbonne et tente de concevoir et d’animer des parcours diplômants « à destination des personnes atteintes d’une maladie qui désirent transformer leur expérience vécue de la maladie en expertise au service de la collectivité ». En écho à ces « vieux experts », Bernard Bégaud, expert s’il en a été, pharmacologue et ancien président d’université, a démonté, lui, l’idée du « vieux con ». Extraits de leurs débats, animés par Danielle Messager.

Francis Carrier, Catherine Tourette-Turgis, Bernard Bégaud

« Oui, j’assume d’être vieux »
Francis Carrier

Mon engagement part d’un constat simple : j’étais bénévole aux Petits frères des pauvres où j’accompagnais des femmes âgées. Je me suis demandé s’il y avait des lesbiennes, des trans, etc., et j’ai vite compris que cette question avait du mal à monter au cerveau. J’ai vite compris que globalement, la vieillesse était une machine à cacher, à désexualiser. Elle nous débarrasse de tout ce qui dérange, inquiète, notre sexualité par exemple. Vieux, on devient des objets assignés à être à une place, puis à obéir.
Voilà. C’était plus simple. Comment dès lors construire une autre image ? S’appuyer sur qui, sur quelles connaissances ?

J’ai une longue expérience. Comme gay, ce n’était déjà pas une bonne image, et quand j’ai appris que j’étais séropo, ce n’était guère mieux. Et maintenant, je suis vieux. Nous avons été abreuvés de cette phase : « La vieillesse est un naufrage ». Que faire ? Soit on se suicide, soit on essaye de ne pas redevenir acteur de sa vie. Et acteur de sa vie, c’est d’une certaine façon être un vieux expert de sa vie.
Exemple : le corps du vieux n’est pas bien beau, ni désirable, et il est de moins en moins fonctionnel. Et alors ? Ne peut-on pas faire l’éloge de la lenteur ? Ne peut-on pas continuer à avoir une estime de sa vie ? Comment anticiper ? Et d’abord, on est vieux à partir de quel âge ? 50 ans, ou lorsque l’on est mis en retraite ? Quand ? Le vieux, c’est toujours celui qui a dix ans de plus que vous. Mais pour être plus concret, la vieillesse est le moment où l’on va bénéficier de la solidarité nationale. Il s’agit d’une autre étape, après l’enfance et l’âge adulte, et c’est une étape qui est appelée à durer avec l’allongement de la vie. Un âge qui va représenter un tiers de notre vie.

Je le redis, qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce que l’on en fait ? Quelle est notre place ? Comment nous inclure, et nos valeurs, et notre rôle ? Devant ces questions-là, c’est nous, les vieux, qui sommes les mieux placés pour y répondre. C’est nous, les experts.
Comment faire, dès lors, pour participer à ce qui nous concerne ? Et cela est d’autant plus urgent qu’aujourd’hui, on construit la politique de la vieillesse sans l’avis de la personne concernée. On ne leur demande pas leur avis, ce sont les autres qui décident.
Pour changer, prendre notre place, il faut travailler. Et d’abord, oui, j’assume d’être vieux, oui je vais exprimer mes souhaits. Oui, je veux participer à cette construction. Et non, la retraite n’est pas une période de loisirs sans fin.
Ce n’est pas de l’occupationnel, nous avons tous besoin d’existentiel, d’échanger, d’avoir des liens. Je n’ai pas changé. Nous avons les mêmes rêves. C’est notre apparence qui change.
Il y a dix ans, j’étais incapable de formuler quoi que soit. C’est un travail à faire, à expliquer, à parler. Dire que la vieillesse n’est pas une fatalité mais une construction. Le faire comprendre et y participer. 

« Le vieux est expert de ses capacités »
Catherine Tourette-Turgis

Quand j’ai voulu diplômer des malades en tant que « malades experts », cela n’a pas été facile, j’ai rencontré beaucoup de blocages. On m’a dit « mais vous allez les rendre malades ».
Pourtant, nous ne venions pas de nulle part. La lutte contre le sida nous a ainsi montré que là où il n’y avait pas de réponses publiques, les personnes concernées se sont organisées, ont apporté des réponses et sont devenues des experts, pouvant même conseiller la Direction générale de la santé (DGS)…
Il y a eu aussi le mouvement des femmes, et le constat qu’il ne fallait pas attendre que les hommes nous libèrent. Il fallait se prendre en main et construire ces outils.
Est-ce la même chose avec la vieillesse ? On parle de vieux, et la nécessité de prendre en main notre propre vie s’impose. Les enjeux sont nombreux : faire tourner un autre regard, arrêter d’être assigné à des positions disqualifiantes ou minoritaires. Sortir de l’invisibilité. Car non seulement nous devons devenir visibles, mais on se doit de montrer que l’on est autre chose que ces métaphores de déclin qui qualifient aujourd’hui la vieillesse.

Ce n’est pas simple. Aujourd’hui, le discours sociologique sur la vieillesse est centré sur les organes. Il n’y a qu’une approche déficitaire de la vieillesse. Avec en plus du psychologisme posé dessus. On nous assène : « Il faut accepter ma petite dame, vous n’avez plus 20 ans ».
Et alors ? Il n’y a n’a rien sur le narratif. Pourquoi ne pas disposer du droit de disposer de son sentiment de continuer d’exister ? Ou du droit de rester soi en vieillissant ? On se doit de sortir de l’injonction purement négative qui est de comment accepter de vieillir. Il faut former, apprendre. C’est le vieux expert, même si l’expression peut paraître balourde.
De même que l’on se doit de « genrer ». Car les vieux et les vieilles ne sont pas identiques. Aujourd’hui, on parle de la personne âgée, on évoque le déclin de l’activité, ce qui est une valeur purement masculine… On vous dit « vous êtes inactif », c’est-à-dire « vous êtes déclinant ». C’est tout un travail pour modifier les représentations. Et faire surgir des différences : elles sont aujourd’hui invisibles, car on ne fait pas de distinction entre le vieillir au féminin et le vieillir au masculin. C’est un continent invisible : une vieille n’est pas un vieux.

Mais pour finir, je dirais qu’en général, il faut aborder les vieux par rapport à leurs capacités et non par rapport à leurs déficits. Le vieux est expert de ses capacités. 

« Que puis-je apporter sans gêner les autres ? »
Bernard Bégaud

Est-on vieux expert à vie ? Et quand est-ce que l’on bascule, que l’on devient vieux con ?
Telle est la question que l’on me pose. Par définition, on ne s’en rend pas compte. Je note qu’il y a une période particulière, au début de la retraite peut-être, une période où l’on cumule probablement sa pleine maturité intellectuelle, avec une expérience très vaste qui s’est forgée avec les multiples plaintes et peines que l’on a subies dans notre vie, et que l’on a su déjouer. On a, en plus, la liberté, et peut-être moins de contraintes formelles. On a, à ce moment-là, un potentiel extraordinaire qui n‘est pas assez sollicité.
Ensuite ? D’abord, je déteste ce titre de vieux con. Ensuite, la période qui précède le vieux con peut durer un certain temps. Et dans cette période d’embellie, il y a quand même une vigilance à avoir, celle de ne pas se déconnecter des plus jeunes qui sont derrière et qui arrivent. Il faut jouer avec, pour être toujours là où il faut. Ne pas gêner les plus jeunes, ce n’est pas aisé. Je m’en suis aperçu en tant qu’universitaire, car le vieux qui reste et qui dure prend indéniablement la place d’un jeune.

Le vieux con, en somme, serait quelqu’un qui a trop duré. Quelqu’un qui, finalement, sollicite… qu’on le sollicite. Ce passage du sympathique ou pathétique est terrible. Et il faut faire attention, toujours garder à l’esprit cette question : qu’est-ce que j’apporte ? Dans ce que je fais aujourd’hui, que puis-je apporter sans gêner les autres ? Car vieux expert, ce n’est pas être un vieux con. Et je le vois, dans mon domaine, sur la gestion des crises. Avec l’âge et l’expérience, nous avons été confrontés à des dizaines de situations. Nous avons des choses à apporter, peut-être plus utiles que des jeunes parfois remplis de certitudes.

En même temps, méfions-nous. Cela peut rester comme une discussion d’intellectuels favorisés, car quelqu’un qui s’est abîmé le dos pendant trente ans dans un travail physique ne voit pas la suite de la même façon.