Soigner ou punir ?

Une révolte d’aliénés à Bicêtre en mai 1890, Le journal illustré

Routines punitives – Les sanctions punitives du quotidien du XIXe, XXe siècle est un ouvrage collectif, passionnant sur le monde des petites et moyennes punitions dans nos institutions, que ce soit l’école, les asiles, les maisons de retraite. Le cachot, l’isolement, l’amende, le pain sec, etc., toutes ces sanctions qui égrènent la vie quotidienne de ces lieux.
VIF a discuté avec deux de ses autrices, Marie Derrien, qui a surtout travaillé sur l’histoire des punitions dans le monde des hôpitaux psychiatriques, et Mathilde Rossigneux-Méheust, historienne de la vieillesse, qui a coordonné l’ouvrage.
Morceaux choisis.

Dans le monde la psychiatrie, on a assisté ces dernières années à une multiplication des mesures contraignantes, comme l’isolement, la contention, au point que des pétitions ont été lancées, et des débats ont eu lieu à l’Assemblée nationale pour les encadrer. Ces « punitions » ne sont jamais présentées comme punitives, mais comme thérapeutiques. Est-ce nouveau ? Est-ce l’hypocrisie du moment ?
Marie Derrien : Non. L’idée de soins a toujours accompagné ou soutenu le discours sur les moyens de contrainte, quels qu’ils soient, que ce soient les chambres d’isolement, la camisole, la contention, etc.
Il y a toujours une tension entre les deux. Et cela se traduit par tous les mots utilisés. Depuis le XIXe siècle, le règlement édicté pour tous les asiles d’aliénés interdit aux infirmiers de donner des punitions aux malades. L’utilisation des moyens de contrainte ne peut, en théorie, être décidée que par les médecins. Cette mesure était censée garantir qu’il n’en était fait usage que dans un but thérapeutique, toute mesure devait revêtir un caractère thérapeutique, mais en même temps ceux qui les pratiquaient étaient parfaitement conscients de l’ambiguïté. Ils constataient combien la frontière entre le soin et la punition était, en pratique, difficile à tracer.
Pourtant, cet écart ne fait presque jamais débat : c’est demeuré un sujet tabou. De manière significative, le terme de punition est très peu utilisé dans la littérature psychiatrique comme dans les dossiers médicaux des malades. En 1852, l’aliéniste Henri Falret en fait néanmoins mention1. Il écrit dans un ouvrage de référence sur l’organisation d’un asile que « tous les moyens de répression et de restriction peuvent servir de moyens de punition ». Mais il précise aussitôt « qu’en général, on doit les éviter ».

Mathilde Rossigneux-Méheust : Dans le livre, Paul Marquis, spécialiste de l’histoire de la psychiatrie dans l’Algérie coloniale, montre qu’en revanche des procédures disciplinaires existent et punissent les membres du personnel de l’hôpital de Blida-Joinville. Cela met en relief le tabou qui entoure les punitions en ce qui concerne les malades.

La punition est une pratique assumée 

M. D. : C’est donc du ressort du soins. Le livre met en évidence un autre point intéressant : dans toutes les institutions disciplinaires, la punition est une pratique assumée qui a suscité la production de nombreux documents (registres ou cahiers de punitions, listes de sanctions à appliquer face à tel ou tel écart de conduite). L’asile d’aliénés, qu’on appelle hôpital psychiatrique à partir de 1937, fait donc figure d’exception. Il n’y a que dans les couvents que le terme est tout aussi rare et que les archives n’enregistrent pas de mesures de coercition ainsi dénommées. Au couvent, comme le montre Anne Jusseaume dans l’ouvrage, les transgressions à la règle n’ont pas d’interprétation univoque et, pour désigner leurs modalités de répression, on fait appel au registre de la pénitence et non à celui de la punition. Nous avons voulu interroger ce point commun dans un chapitre écrit à quatre mains.

L’après-guerre voit apparaître la fin de l’asile, avec ce que l’on va appeler la psychothérapie institutionnelle. Fini les punitions.
M. D. : Après la guerre, le tabou qui entoure les pratiques punitives vole en éclats lorsque les chefs de file de la « révolution psychiatrique » pointent du doigt l’hypocrisie qui consiste à affirmer qu’elles n’ont pas cours dans les hôpitaux ou qu’elles sont toujours prononcées dans le seul but de soigner. Dans les années 1950, cette question suscite un débat entre psychiatres, qui se réunissent pour confronter leurs points de vue et publient le résultat de leurs discussions dans la revue L’Information psychiatrique en 1956. Peut-on ne pas punir ? Certains justifient ces « punitions » en avançant l’argument que le but doit être de réadapter les malades en les préparant à la vie hors les murs, et donc à se conformer aux règles sociales. 

Comment avez-vous travaillé ?
M. D. : En tant qu’historienne, je m’appuie sur les sources. Alors qu’en prison, il y a des rapports, des règlements, plein de textes qui encadrent les pratiques punitives, il n’en est pas question dans les archives des hôpitaux psychiatriques. Ce n’est qu’à partir de 1938 qu’il est prescrit de mentionner tous les placements en chambre d’isolement dans un registre spécial. Or, peu d’entre eux sont conservés dans les fonds des hôpitaux psychiatriques. On a ainsi beaucoup de mal à quantifier les pratiques, voire simplement à savoir précisément de quoi on parle quand il est question de chambre d’isolement, ou aujourd’hui, de chambre de soins intensifs ou encore de chambre d’apaisement.

En tout cas, on peut noter des changements étonnants de vocabulaire.
M.D : Ces évolutions lexicales n’ont cessé d’aller dans une même direction, à savoir changer les mots pour distinguer ces espaces de lieux de coercition qui renvoyaient à la prison. On ne parle plus de cachots, ou de cellules, on parle de chambres, qui est un terme qu’on utilise à l’hôpital. Aujourd’hui, on abandonne même parfois le mot d’isolement pour parler uniquement de chambres d’apaisement.

Il y aussi les petites punitions, les récompenses également.
M. D. : Oui, et elles sont légion. Avoir ou pas des effets personnels, le port ou pas du pyjama. À l’inverse, il y a les douceurs en HP, avec des avantages comme le tabac, le chocolat.

M. R-M. : Dans Routines punitives, Paul Marquis évoque le docteur Marandon de Montyel, médecin-chef de l’asile de Ville-Évrard (Seine), qui fait de la distribution de ces avantages un élément central de sa nouvelle méthode d’hospitalisation. Il raconte aussi comment, au milieu des années 1950, le docteur Marchand, médecin-chef à l’hôpital de Charenton, distingue les malades considérés comme « méritants » qui sont conviés à dîner à la luxueuse table de l’administration.

La psychiatrie est la seule discipline de la médecine où l’on peut soigner sans le consentement du patient. Est- ce que cela n’induit pas une autre attitude, plus complaisante, vis-à-vis des punitions ?
M. D. : Cela participe à entretenir la zone grise dans laquelle se situent des pratiques en tension entre soin et punition.

Indésirables, incorrigibles, récidivistes

Retrouve-ton ce même tabou chez les vieux, dans les maisons de retraite ?
M. D. : Si l’on fait une comparaison entre asiles et hospices de vieux, les différences sont fortes. Dans les hospices parisiens réservés aux personnes âgées pauvres au XIXe siècle, les directeurs remontent, -tous les ans à la direction de l’Assistance publique-, des chiffres sur le nombre de comportements ayant donnés suite à des punitions : ivresse, absence, retard, violences, injures… Cette administration des punitions continue à être banale tout au long du XXe siècle : à la maison de retraite de Villers-Cotterêts sont conservés jusqu’en 2005 des carnets de rapports qui égrènent les entorses au règlement. Il y a tout un vocabulaire aussi, comme les termes d’indésirables, d’incorrigibles, de récidivistes qui montrent à quel point le traitement de la vieillesse voisine avec celui de la déviance.

Si le mot « punition » devient un enjeu du débat des années 1968 dans le monde de l’éducation, il reste en vigueur de le monde de la prise en charge de la vieillesse. Progressivement, dans les années 1970, les articles se multiplient dans la presse, et cela pénètre le débat public, avant que l’on emploie désormais le mot de maltraitance. Grâce à des figure comme Simone de Beauvoir, les représentations évoluent doucement et les coups de projecteur sur le grand âge et les mauvais traitements se multiplient. Dans Promenade au pays de la vieillesse (1974), la documentariste suédoise Marianne Ahrne pose directement la question des punitions, et, à Nanterre, une femme raconte, parmi d’autres, comment tituber pouvait conduire au « cachot de l’établissement ».

Le mot de punition est certes proscrit maintenant, mais il reste des mesures d’exclusion et dans les Ehpad on emploie désormais le qualificatif d’indésirable, en parlant d’« événements indésirables » pour décrire des moments de transgression.

VIF

1) Henri Falret, De la construction et de l’organisation des établissements d’aliénés, Paris, Baillière, 1852 (p. 74).

Routines punitives – Les sanctions punitives du quotidien du XIXe, XXe siècle, sous la direction de Mathilde Rossigneux-MéheustElsa Génard, CNRS Éditions