Santé-environnement : à partir de quand ce que l’on voit peut-il être qualifié d’anomalie ?

Photo J.-F. Corty

Cet article est un ensemble de regards et réflexions croisés, faisant suite au documentaire coréalisé par Jean-François Corty, membre actif de VIF-Fragiles, et Valéry Gaillard. Documentaire passionnant sur une mobilisation citoyenne inédite, Contrepoisons, un combat citoyen a été diffusé sur France 3 le 24 avril 2024. Disponible en replay jusqu’en avril 2025 (ici), c’est un documentaire utile, qui dissèque une problématique passionnante : les insuffisances des recherches autour des liens entre environnement et santé. Et les blocages/malentendus que cela provoque.

Avant de laisser la parole aux uns et aux autres, rappelons l’histoire, et d’abord celle de Marie Thibault. Rien ne prédisposait à ce type de militantisme cette jeune mère de famille qui a créé une association : Stop aux cancers de nos enfants. Nous sommes, alors, à la fin des années 2010. Son fils est tombé malade. Gravement, brutalement. Et il n’est pas le seul. Sur la commune de Sainte-Pazanne et ses alentours près de Nantes, entre 2015 et 2020, il se passe quelque chose de bizarre. Vingt-cinq enfants ont ou vont développer des cancers, sept vont en mourir. Sur ce petit territoire, le taux est impressionnant car, proportionnellement, il est plus de quatre fois supérieur à la moyenne nationale.

Phoro J.-F. Corty

Que se passe-t-il ? « On pourrait croire que cette situation va mobiliser politiques et scientifiques. Il n’en est rien », raconte Jean-François Corty. Des hypothèses sont évoquées. Serait-ce la faute du lindane, un insecticide utilisé par l’usine de traitement du bois du coin, aujourd’hui fermée ? La décontamination a-t-elle été bien faite ? Quid du passage de la ligne haute tension à proximité de l’école ? Que penser aussi des pesticides utilisés par les agriculteurs dans les champs alentour ? À moins qu’il ne s’agisse de plusieurs facteurs ? La problématique n’est pas simple.

L’agence responsable du dossier, Santé publique France, lance une enquête. Après avoir noté la présence d’un cluster (un excès de cas par rapport à ce qui serait attendu), une seconde analyse conclut à l’inverse. Santé publique France écrit : « En 2019, une investigation épidémiologique a été lancée pour identifier une possible source d’exposition locale commune à ces cancers d’enfants signalés. L’ARS (Agence régionale de santé, ndlr) Pays-de-Loire a par ailleurs mené des investigations environnementales. À cette fin, Santé publique France s’est assuré l’attache d’experts extérieurs à l’agence afin d’intégrer, en vue de cette levée de doute, l’ensemble des nuisances. »

En 2020, à la demande des parties prenantes, Santé publique France, s’appuyant sur le registre de Loire-Atlantique et de Vendée, c’est-à-dire le nombre de cas pour une pathologie dans une région donnée, réalise une nouvelle étude autour de la distribution géographique des cancers entre 2005 et 2018. Résultat ? « L’analyse statistique a conclu à l’absence d’un risque anormalement élevé de cancers pédiatriques sur le secteur de Sainte-Pazanne par rapport au reste du département. Pour aller plus loin, une analyse par balayage spatio-temporel n’a pas montré la présence significative et persistante de regroupement de cancers de l’enfant sur le département. En complément, l’étude épidémiologique n’a pas mis en évidence de cause commune pouvant expliquer le regroupement de cancers pédiatriques sur ce secteur. Au vu des conclusions des différentes études, Santé publique France a mis un terme à l’investigation épidémiologique. Et une surveillance est simplement maintenue. »

Le dossier est clos. Ou presque. Les familles, les proches sont désarçonnés. Le disent. Et se rassemblent donc. Et c’est ainsi que naît ce projet de faire ses propres recherches, de partir du terrain, en se reposant sur des expériences vécues, tout en travaillant avec des chercheurs prêts à collaborer et à changer leurs habitudes. C’est ce que l’on appelle de la science participative. Ce projet est aujourd’hui tout beau, tout frais. Il a une directrice, Solenn Le Bruchec, un Institut citoyen de recherche et de prévention en santé environnementale (Icrepse) ; il a de l’argent pour trois ans minimum et vient de s’installer dans les bureaux de l’ancienne mairie de Saint-Même-le-Tenu en Loire-Atlantique.

Présentation de l’Icrepse, photo Stop aux cancers de nos enfants

Question. Pourquoi a-t-il fallu le combat de ces familles pour tenter de comprendre ce qui se passe ? VIF reste impressionné par ces malentendus et cette absence de communication. Nous avons donc interrogé les différents acteurs pour tenter de comprendre les divergences d’analyses. Voilà quelques éléments de réponses que nous avons recueillis auprès des principaux acteurs.

« On manque de puissance statistique »

« Les cancers pédiatriques ? Il y en a un certain nombre, et ce sont des cancers considérés, la plupart du temps, comme sporadiques. C’est-à-dire sans lien clair entre eux.
La question que posent ces familles est de savoir s’il y a un point commun. Est-ce que ce sont des cas sporadiques, ou bien est-on face à un cluster ? C’est une vraie question. Et pour tenter d’y répondre, nous avons une méthode. Pour savoir, avant toute chose, si l’interrogation est pertinente, on regarde ; on envoie sur le terrain des épidémiologistes, et on cherche à voir s’il y a un excès de cas ou pas, au regard de la moyenne nationale.
À cela s’ajoutent d’autres travaux. Santé publique France va envoyer des épidémiologistes pour essayer de comprendre et disséquer, avec un questionnaire de 50 pages, basé sur l’environnement, l’alimentation, les prises de médicaments, les comportements individuels… Sur l’environnement, c’est difficile et délicat, car on est assez démuni. Nous n’avons pas tous les éléments. J’ai toujours pensé qu’il fallait arriver à croiser des données médicales avec les bases de données du ministère de l’Agriculture qui existent, et où sont déclarés par exemple les produits achetés et mis en service. C’est une piste de recherche extraordinaire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Et c’est d’autant plus dommageable qu’en termes d’épidémiologie, la problématique à laquelle on est confronté est complexe, car nous faisons face à de petits effectifs. On manque de puissance statistique. C’est très frustrant, et on le voit à chaque fois, comme on l’a vu avec l’affaire des bébés nés sans bras. On travaille, on regarde et plus on cherche, moins on trouve. L’incompréhension est forte.
Que faire ? Je crois que les études habituelles ne seront jamais pertinentes tant qu’elles reposent sur des petits effectifs. Il faut arriver à une approche inverse, partir peut-être des consommations de pesticides puis remonter vers les pathologies ? Mais ce sont des études longues, très longues. D’autant qu’il peut y avoir plusieurs causes. Situation terriblement complexe. On nous dit qu’il y aurait un immobilisme des agences, une sorte de bureaucratie étouffante. Je crois plutôt que l’on est très en retard sur les études de terrain. C’est un autre métier, et aujourd’hui, nos agences sont fortement sous-dotées pour y faire face. » François Bourdillon, ancien directeur de Santé publique France

« Leur méthodologie est à dépoussiérer de fond en comble »

« Avions-nous eu le choix ? On n’avait pas de réponse… Il y avait des cas, de plus en plus de cas, et il ne se passait rien. Comment l’expliquer ? Ce que j’ai vu, c’est que cela ne fait pas partie de la méthode de nos experts. Sante publique France fait de la macro. Leur méthodologie est vieille comme le monde, elle est à dépoussiérer de fond en comble. Ils cherchent une cause, alors que l’on est surement face à ce que l’on appelle un effet cocktail. Ils ne peuvent ou ne veulent pas sortir de leur cadre. Car au départ, on voulait collaborer pour aller plus vite, mais on a compris qu’ils ne voulaient pas. Alors on s’est lancés. On s’est mis en situation de pouvoir avancer sans eux. Regardez ce qu’ils ont fait pour arriver à l’annulation du cluster. Ils ont dit qu’il n’y en avait plus et cela simplement en changeant le périmètre spatio-temporel. Et donc, s’il n’y a plus de cluster, il n’y a plus de problème.
Nous, on continue. Nous sommes confiants. Avant de lancer des appels à projet, nous avons avec l’Institut un budget de fonctionnement pour trois ans, soit 100 000 euros, 60% viennent du département de Loire-Atlantique. Le reste provient des dons et des mutuelles. Des chercheurs sont avec nous. Et c’est donc une grande première, car nous sommes le seul institut qui part ainsi d’une démarche de terrain. Aujourd’hui, nous terminons la constitution d’un conseil de citoyens pour sensibiliser et faire remonter l’information. Voilà, c’est un exemple de science participative, où tout un chacun pourra faire remonter des éléments. » Marie Thibault, présidente de l’association Stop aux cancers de nos enfants

« Le système d’alerte n’est ni clair ni opérant »

« Il y a les faits réels, 25 enfants malades, et 7 morts. Et des familles qui veulent comprendre, pas forcément des coupables. Il n’y a pas de défiance particulière. C’est Marie qui se rend compte qu’il y a un problème. Elle se met à alerter les autorités, mais avec beaucoup de difficultés. Dans le documentaire, nous racontons cela, avec, comme point d’orgue, la création du collectif pour avoir des réponses.
Mais cela se passe mal. Le collectif a du mal à créer des liens avec les autorités, on leur dit qu’il n’y a pas de sujet car il n’y aurait pas de cluster. L’existence de ce cluster est d’abord reconnue puis non. Puis arrivent les enquêtes environnementales ; elles ne montrent rien, comme dans 99% des cas ; pas de lien entre une cause supposée et un effet. Et c’est comme cela que se dessine la nécessité de lancer un institut de recherche. Les interrogations sont nombreuses ; par exemple, la plupart des cancers pédiatriques ne devraient pas exister. Le système d’alerte n’est ni clair ni opérant. S’il n’y a pas les familles qui se réveillent, le problème n’émerge pas. » Jean-François Corty, médecin, documentariste

« On ne sait pas faire »

« Il y a différents points de vue. Effectivement, il y a eu une alerte en mars 2019 qui a abouti à la création d’un comité technique avec l’ARS Pays-de-Loire. Dans un premier temps, on note qu’il y a des cas groupés. Notre travail consiste à regarder la probabilité d’avoir ce type de cancer, et de comparer avec ce qui est attendu au regard de la taille de la population, de son âge, etc. Et là, on note d’abord un excès. Mais cet excès est vite remis en cause, car dans ce genre de travail, on est face au paradoxe du tireur texan qui dessinait la cible autour de l’endroit où il y a le plus d’impacts après avoir tiré sur un mur au hasard ; on cible l’endroit où il y a le plus de cas et, à partir de là, on recherche une cause. C’est raisonner à l’envers. Lorsque l’on fait une étude sur l’ensemble du département, avec une analyse socio-temporelle plus poussée, on voit qu’il n’y a pas de risque plus élevé dans cette partie du département. D’autres études vont dans le même sens. Santé publique France, néanmoins, maintient une observation pendant trois ans sur ce qui se passe. Rien n’apparait. Et donc, la surveillance est arrêtée.
Voilà sur le volet études. Pour le reste, les cancers pédiatriques renvoient à un contexte difficile. Il n’y a pas de cause environnementale connue, en tout cas aucune étude ne le montre. Il faudrait des cohortes énormes, vu la faible fréquence des cas. Ces études ne pourraient être qu’internationales. Et là, nous changeons de registre, nous ne sommes plus dans la surveillance, mais dans la recherche. De grandes enquêtes vont être lancées, mais elles ne fourniront pas de causes pour des cancers survenant à tel endroit, d’autant qu’il est très difficile de reconstruire une histoire de l’exposition. Il y a beaucoup de facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte. Et de fait, on ne sait pas faire.
Est-ce que la science citoyenne pourrait y répondre ? Elle est utile, il y a d’autres instituts citoyens qui existent, comme dans la vallée du Rhône. On peut les aider, leur apporter notre méthodologie. Être là, en appui. En tout cas, il faut se parler. » Anne Laporte, ancienne directrice des pôles régionaux de Santé publique France

« Si on ne voit rien, il faut le dire »

« Ce sont des problématiques constantes, avec la question du signal. Quel signal ? À partir de quand ce que l’on voit peut-il être qualifié d’anomalie ? La réponse n’est pas facile. Soit on attend d’avoir des preuves et il est souvent trop tard. Soit on commence tôt, avec le risque de faux positifs, et en inquiétant souvent à tort. Où trouver l’équilibre ? C’est la même chose avec les médicaments, entre le bénéfice et le risque. Ce débat est constant, avec souvent une incompréhension qui s’installe : les autorités sanitaires sont silencieuses.
Ensuite, se pose la question de la causalité, avec parfois une grosse erreur qui consiste à dire : « Je ne trouve pas de cause, donc c’est faux. Ou l’inverse, je trouve une cause donc c’est vrai. » En fait, on devrait partir de la question : y a-t-il un excès de cas ? Oui ou non ? Si l’on attend d’avoir identifié une cause pour dire que c’est vrai, on est dans un processus dangereux. Très peu de phénomènes bien réels et dangereux ont des causes identifiées. Regardez ce qui se passe avec le cancer du pancréas : il est clair que sa fréquence augmente, il y a surement une cause, mais on ne sait pas laquelle. En général, les autorités disent que c’est parce qu’on le diagnostique mieux et plus précocement. Mauvaise réponse. Dans le cas de Sainte-Pazanne, la question est d’abord : y a-t-il un agrégat, oui ou non ? Quelle que soit la réponse, les autorités sanitaires doivent le dire et l’expliquer ; les gens ne sont pas stupides. Après, c’est le stade de la recherche des causes éventuelles, beaucoup plus long et complexe. Ne commençons pas par là !
Trop souvent, on se tait. Restons modestes, si les gens ne sont pas contents, s’organisent, c’est qu’il y a un problème, au minimum de communication. Il faut revenir sur le terrain, investiguer, et si on ne voit rien, il faut le dire… » Bernard Bégaud, pharmacologue

« Il y a un problème de communication »

« Chacun est dans son couloir. Les uns et les autres ont du mal à entendre l’autre. On laisse les familles à leurs problèmes sans explication. Il y a un problème de communication entre les sachants et les non-sachants. » Pascal Forcioli, directeur d’hôpital honoraire

« Il y a nécessité à faire de la pédagogie »

« Il y a un problème de savoir, il y a nécessité à faire de la pédagogie. Mais cela n’est pas évident. Quand il y a une crise médiatique alors qu’il n’y a pas de crise sanitaire, il est dur de faire la part des choses. C’est même inentendable. » Anne Laporte

« Il faut remettre en question les méthodes »

« C’est un peu facile de pointer une crise médiatique. S’il y en a une, c’est parce que les familles ont alerté alors que l’on leur disait qu’il n’y avait pas de problème. Elles ont créé un rapport de force. On nous parle de pédagogie, de comment se parler. Mais attendez, Marie qui préside l’association est une parente experte, elle n’est pas profane, elle veut être acteur. Oui, il faut se parler, mais les méthodes ne sont pas les bonnes. On est confronté à quelque chose de nouveau, il faut remettre en question les méthodes, que ce soit en épidémiologie ou en santé environnementale. Savoir se remettre en question, c’est urgent. 10% des cancers pédiatriques sont génétiques. Les autres ? On ne sait pas. L’importance des facteurs environnementaux ? On ne sait pas…
Tous les pesticides utilisés ? On ne connaît pas leurs effets sur la santé. Plus de 80% des produits utilisés ne sont pas étudiés. Ce que révèle cette histoire, c’est un manque de connaissances. Et il faut arrêter de dire, « les pauvres familles, elles sont affectées ». Non, elles ne sont pas dans le pathos, elles veulent des approches de santé publique. » Jean-François Corty

« Il faut un recueil des données exhaustives »

« Il faut se remettre en question. Mais on entre dans le domaine de la recherche. Par exemple, il faut avoir un recueil des données exhaustives, et si on ne les a pas, on ne peut pas faire. Or, il n’y a pas de registres partout. » Anne Laporte

« On commence d’abord par se protéger »

« Après deux ans passés à la Direction générale de la santé (DGS), je note deux éléments de complexité.
Le premier, ce sont les circonstances de l’alerte. Là, ce sont les familles. Mais on le voit bien, lorsque la médiatisation est lancée tout devient plus compliqué, tout se tend. Ce sont les médias qui informent, et cela met une pression difficile à gérer…
Deuxième point, le rôle des agences. J’ai ressenti le rôle de protection des responsables des agences du ministère, et de l’administration. Il y a une propension à d’abord chercher à préparer des défenses. On commence d’abord par se protéger.
Dans les réunions de direction des agences, on cherchait certes à disséquer la situation, mais on cherchait surtout à se prémunir d’un défaut d’engagement. D’où un biais évident. » François Aubart, chrirurgien des hôpitaux

« On publie d’abord »

« La question est-elle de se parler, ou bien de mettre à disposition les données et les informations ? Aujourd’hui, il y a plein de choses que l’on ne connaît pas. On a un rapport compliqué vis-à-vis de l’épidémiologie, et on oublie un peu vite qu’il y a des enjeux de concurrence dans les publications. On publie d’abord, et ce n’est qu’après que l’on donnera des infos. On est dans un monde où la circulation des informations est rapide. » Philippe Artières, chercheur au CNRS, historien

« Comment tout cela peut-il s’articuler ? »

« L’Institut va faire des travaux, tout cela va produire des connaissances. Comment faire pour qu’elles soient utiles et reconnues, et bien sûr utilisées. Comment tout cela peut-il s’articuler ? » François Meyer, ancien responsable de l’évaluation à la Haute autorité de santé (HAS)

« Il faut que cette culture citoyenne se diffuse »

« Il faut bien sûr de la recherche citoyenne, elle est indispensable mais il faut que cette culture citoyenne se diffuse, et l’on est obligé de passer par des recherches internationales» Anne Laporte

« Un malaise entre les chercheurs et les politiques »

« Il y a une question de transparence : sur les pesticides, on les met sur le marché, et au bout de dix ans, on se rend compte qu’il y a un problème, on les retire, et entretemps, on commercialise d’autres pesticides. Il faut assurément travailler sur les questions de recherche, mais il y a aussi la prévention globale, réfléchir sur la question des produits cumulés. Et puis nous n’avons pas évoqué quelque chose qui est pour moi nouveau : c’est un malaise entre les chercheurs et les politiques. La question du sens de la recherche se pose, avec le décalage entre ce qu’apportent les chercheurs et les changements si lents que cela entraîne. » Jean-François Corty


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