« Le travail est déterminant dans la production des inégalités »

Sociologue de la santé et présidente de l’association Henri Pézerat – Travail, Santé, Environnement, Annie Thébaud-Mony combat les inégalités sanitaires et sociales. Plus particulièrement dans le monde du travail, à travers les maladies professionnelles, où son action s’associe à celle de collectifs locaux de travailleurs et de syndicalistes en quête de justice.

Jean-François Corty : Comment la sociologie t’a-t-elle conduit à la santé ?
Annie Thébaud-Mony : C’est par la sociologie des inégalités puis du travail que je suis entrée sur les enjeux de santé. Dès les années 80, l’époque était en France à la compréhension des transformations du travail suite à une période d’après-guerre centrée sur le mythe du plein-emploi, la stabilité, le modèle fordiste. Il y avait alors tout un discours dominant sur la flexibilité positive. Peu de recherches existaient, contrairement aux USA où une partie des acteurs de la santé publique était déjà engagée sur cette thématique grâce à des personnalités comme Irving Selikoff qui, dans les années 1960 avait été le premier à sortir des résultats en épidémiologie de l’amiante et son impact sur la santé des ouvriers.
J’ai soutenu ma thèse en sociologie de la santé sur les inégalités en 1980. Le point aveugle, c’était bien le travail, alors qu’il est déterminant dans la production des inégalités. Et l’entrée par les enjeux du BTP, l’amiante et le plomb notamment, a été le combat de collectifs dont Henri Pézerat, qui allait devenir mon conjoint, fut un des leaders. Il fallait alors travailler sur les mécanismes de toxicité de l’amiante, notamment en matière de cancérogenèse. S’est formé un collectif Risques et maladies professionnelles que j’ai rejoint au début des années 1980. Et à partir de 1981, je travaille à l’Inserm dans le champ de la santé au travail sur le thème de la sous-traitance des risques, plus précisément du travail en sous-traitance.

J-F. C. : Quelle est ton approche de terrain ? Et quel terrain choisir ?
A. T-M. : Le statut de chercheur permet d’avoir une certaine liberté dans les choix de recherche. Au début des années 1980, nous ne sommes pas seuls : il existe un réseau de chercheurs en sociologie, histoire, économie, ergonomie, psychologie du travail, chimie et biologie qui s’organisent en collaboration avec des syndicalistes et des ouvriers. Ce qui lie ces chercheurs entre eux, c’est une conception commune de leur métier, celle de répondre notamment à des demandes implicites ou explicites émanant en particulier des milieux du travail. Et de fait, la majorité de mes recherches correspondaient à des demandes de collectifs syndicaux et de travailleurs.

J-F. C. : Des exemples ?
A. T-M. : L’une des premières demandes fut celle d’ouvriers d’une fonderie en Seine-Saint-Denis. Beaucoup d’ouvriers, d’origine marocaine en grande majorité, étaient tombés malades car les conditions d’exercice étaient déplorables. L’usine a fermé, il y a eu occupation. Le syndicat avait commencé à faire des dossiers de demande de maladie professionnelle qui ont tous disparu quand la police est intervenue. Nous avons alors mis en place une permanence dans le dispensaire d’hygiène sociale de Bondy en association avec des services d’ORL et de pneumologie pour mener l’enquête sur l’expositions à des facteurs de risque toxiques dans la fonderie. Nous avons ainsi pu faire reconnaître que la majorité des déclarations des maladies type silicose, asbestose, surdité, relevaient de maladies professionnelles. Cette enquête a constitué la première étape d’un programme de recherche sur la reconnaissance des maladies professionnelles mené dans le cadre d’une convention avec le ministère du Travail.

À l’époque, il n’y avait qu’une quinzaine de substances toxiques prises en compte. Il y en a maintenant environ 25.

J-F. C. : L’urgence est alors à l’élaboration et à l’actualisation des tableaux de maladies professionnelles.
A. T-M. : Oui, et les deux vont de pair ! Des monographies des maladies professionnelles ont été conduites dans différentes régions et il fallait encore faire reconnaitre plusieurs pathologies non inscrites dans les tableaux de maladies professionnelles.
On a ainsi travaillé sur la mine d’or et l’usine de traitement de minerais de Salsigne près de Carcassonne où des ouvriers mouraient de cancers broncho-pulmonaires Ils ne pouvaient pas encore les faire reconnaître comme maladie professionnelle. La création d’un tableau a ouvert le droit à reconnaissance des ouvriers impliqués dans le traitement du minerais. De fait, les tableaux de maladies professionnelles étaient alors très restrictifs avec une pathologie et le restent, avec une liste souvent limitative de travaux et un délai de prise en charge trop court. Et à l’époque, sur les cancers, il n’y avait qu’une quinzaine de substances toxiques prises en compte. Il y en a maintenant environ 25, ce qui reste encore assez limité.

J-F. C. : À quoi attribuer ce succès ?
A. T-M. : À l’approche interdisciplinaire en réseau, car cela produit un travail scientifique rigoureux en lien avec des collectifs locaux de mobilisations. Le relais syndicaliste a été ainsi déterminant sur plusieurs situations, comme à Clermont-Ferrand où Josette Roudaire, responsable syndicale a tiré la sonnette d’alarme sur les risques de l’amiante de l’usine Amisol en s’appuyant sur les scientifiques de Jussieu alors impliqués sur ce sujet de santé publique explosif. Près de sept années de combat furent nécessaires pour que les dernières ouvrières de l’usine soient réinsérées dans une nouvelle activité, obtiennent la reconnaissance de maladie professionnelle ou une retraite associée à la maladie de l’amiante dont elles étaient victimes.

J-F. C. : D’où la nécessité d’avoir une approche interdisciplinaire…
A. T-M. : Oui. Comprendre l’origine d’un problème de santé ne peut pas se faire de façon mono disciplinaire. Comprendre que c’est une exposition dans les années 1970-80 qui va induire un cancer dans les dix, vingt ou trente années qui suivent suppose de comprendre que le processus de cancérogenèse s’établit sur un temps long durant lequel interviennent plusieurs évènements. Il faut analyser l’interaction entre une agression externe de l’organisme qui va réagir avec des mécanismes de défense spécifiques. Chronicité, synchronicité ou unicité, intensité, autant de déterminants qui distinguent des facteurs de cancérogénèse qui peuvent initier, être les promoteurs et ou des accélérateurs de mutagénèse. La pluridisciplinarité est indispensable à la compréhension de problèmes de santé publique aussi complexes.

J-F. C. : On arrive ainsi à la création des groupements d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop) ?
A. T-M. : Oui. Le premier a vu le jour au début des années 2000 en Seine-Saint-Denis, puis un second à Avignon en 2017. Ce dispositif regroupe plusieurs types d’acteurs, sociologues et médecins entre autres, avec un principe de fonctionnement simple : il s’agit de reconstituer le parcours professionnel de chaque patient dans un service d’oncologie ou de pneumologie, d’ORL ou d’hémato. Et chacun fait ce qu’il connaît : le médecin proche du patient fait le diagnostic, c’est ensuite au sociologue du travail de prendre le relais, avec la contribution des psychologues du travail et des ergotoxicologues en prenant connaissance de l’activité professionnelle en pratique. De fait, travaillent ensemble médecins du travail, toxicologues, chimistes, ingénieurs de prévention, sociologues, syndicalistes et agriculteurs ayant une connaissance des risques selon le type d’activité. L’idée, c’est bien d’identifier les expositions dans l’activité de travail, savoir à quels moments elles ont eu lieu, voire s’il s’agit d’une multi exposition à plusieurs cancérogènes. On intervient donc dans le champ de la prévention comme de la reconnaissance en maladie professionnelle.

J-F. C. : C’est-à-dire ?
A. T-M. : Nous identifions les expositions en référence à une liste de 60 cancérogènes, dont 25 sont inscrits dans les tableaux de maladies professionnelles – il en reste donc environ 35 à intégrer. Nous avons une approche systématique de l’activité réelle de travail exposée à des cancérogènes. La plupart des industriels concernés par les risques de cancer professionnel essayaient, eux, de faire en sorte que ce concept disparaisse de la réglementation française.

Le Giscop a permis 400 reconnaissances de cancers professionnels sur vingt ans

J-F. C. : L’objectif est clair : aider ces patients à avoir une reconnaissance de droits en santé. Mais aussi éviter que d’autres tombent malades ?
A. T-M. : Oui, le Giscop a pour vocation la production de connaissances pour l’action en prévention. Mais il existe un blocage politique fort. L’État est toujours en soutien des industriels, et cela se traduit en limitant la possibilité de lutter sur le terrain des risques industriels. Les contre-pouvoirs s’inscrivent donc par le biais d’autres acteurs tel le Giscop qui a permis 400 reconnaissances de cancers professionnels sur vingt ans, alors qu’en Seine-Saint-Denis, par exemple, il n’y en avait aucune avant sa création. Nous avons donc contribué à faire évoluer un certain nombre d’enjeux, notamment des reconnaissances sur la poly-exposition aux cancérogènes.

J-F. C. : Quel est l’objet de l’association Henri Pézerat – Travail, Santé, Environnement, que tu présides ?
A. T-M. : Apporter un soutien aux luttes de collectifs locaux, associatifs et/ou syndicaux, toujours à leur demande, pour la santé en rapport avec le travail et l’environnement, en fédérant des expériences et des compétences de chercheurs, médecins, journalistes, juristes et d’autres associations. Nos champs d’action sont entre autres la reconnaissance et la prévention de maladies professionnelles, mais aussi l’aide à la compréhension de questions relatives à la santé et l’environnement, comme aider les mobilisations citoyennes sur différents clusters de cancers pédiatriques.

J-F. C. : Un exemple ?
A. T-M. :Dans le cas de Sainte-Pazanne, c’est 25 enfants qui sont tombés malades entre 2015 et 2020, 7 sont morts. On a essayé de comprendre ce qui s’est passé et d’identifier les cibles possibles de la prévention, y compris en envisageant des actions en justice si besoin pour l’obtention de pièces administratives en préalable à des plaintes pour de mise en danger d’autrui. Notre expérience dans le combat sur l’amiante a été de ce point de vue assez concluante.

Recueilli par Jean-François Corty

Annie Thébaud-Mony

https://www.asso-henri-pezerat.org/