Mathieu Gabard est auteur de CRA, 115 propos d’hommes séquestrés, un livre à part, unique, où il a recueilli la parole de personnes enfermées dans des Centres de rétention administrative (CRA), avant une éventuelle expulsion.
Mathieu Gabard n’est pas sociologue, il n’est pas non plus militant quand il découvre l’existence des CRA. Il est poète. Cette découverte va être un choc et résonner avec son travail sur l’écriture et la poésie. Histoires d’engagements, histoires de poésie, il a travaillé les mots, les échanges. Extrait de la préface de Jean-Pierre Siméon : « Il y a le grand bavardage des paroles autorisées, légitimes, sérieusement officielles ou gentiment distrayantes, qui ne disent rien, et il y a les paroles qu’on va lire, empêchées, interdites, sans oreilles, qui disent tout. Elles ne racontent pas, ne décrivent pas, ne commentent pas le réel, elles sont le réel. Ordinairement empêché et sans voix. Pour une fois vous allez entendre le réel parler. La preuve : nul lecteur n’en sortira indemne. »
Pour VIF, il raconte sa démarche en deux épisodes, avec extraits à écouter.
Dans ces 115 propos d’homme séquestrés, il y a plusieurs fois la mention des circonstances qui les ont conduits en CRA mais presque rien sur le parcours antérieur, pourquoi ?
Parce que les récits des parcours antérieurs étaient déjà bien documentés dans les médias, dans des manifestations artistiques, mais le récit de ce qu’il se passe dans les CRA l’était beaucoup moins. Aussi je pense que mon esthétique, on va dire poétique, est pleinement là ; je ne peux pas dire que ce n’est que leurs propos dans le sens où j’ai un goût pour le condensé, pour faire apparaître par condensation des choses puissantes. Pour ce livre, j’ai fait un choix, cela me frappait tellement ce qui leur arrivait que je ne voulais pas tamiser, je ne voulais pas que la poésie vienne tamiser, adoucir, transformer quoi que ce soit. Je voulais retranscrire ce sentiment de coup de poing par le style, par la ponctuation, la rythmique et donc, j’ai beaucoup retiré, beaucoup condensé, à la fois par choix de ne pas parler de leur parcours mais aussi pour donner au lecteur quelque chose d’efficace, de frappant.
J’étais avec quelqu’un, il avait un vélo, il était volé, je ne savais pas et je me suis retrouvé là…
Les grèves de la faim sont-elles fréquentes en CRA ?
Les grèves de la faim en CRA sont ultra fréquentes. C’est vraiment ce qui s’utilise le plus. Dès qu’il y a quelque chose, c’est grève de la faim. Automutilation, scarification, ingestion des piles de la télécommande. Du coup, ils ne mettent plus de piles dans la télécommande. Et il y a aussi quelque chose non vérifié mais qui revient assez fréquemment et que j’ai entendu à Marseille, à Vincennes, à Sète c’est : « Ils mettent des calmants dans la nourriture. »
Les policiers l’ont forcé à prendre un médicament
Nourriture avec des médicaments cachés, ou produits irritants dans l’eau des douches, que ce soit vrai ou pas, c’est leur ressenti
C’est ça, c’est le ressenti. J’ai toujours pensé que ça mériterait enquête. Oui, vraiment ça, parce que c’est dit, souvent. Bien sûr, il y a énormément de possibilités, il y a le psychologique, le type de nourriture, etc. Mais en tout cas, c’est dit et répété. L’hygiène, ça a trait à la santé, et à Sète, le centre était vétuste, ils nous disaient « c’est vieux, il y a des moustiques, des mouches, ça pue… » Il y avait en tout cas une souffrance et un malaise au niveau de l’hygiène. Avec des petites remarques comme la dame qui passe la serpillière, qui ne change pas l’eau du seau et qui lave le CRA avec de l’eau noire… Ils ont fait des travaux mais il n’y a pas à s’en réjouir, ce qui est inacceptable ce sont les centres eux-mêmes, il faut les fermer, pas les rénover.
Tu sors de la douche, tu te grattes
Ce qui domine dans les anxiétés, c’est l’expulsion ou c’est un mal-être plus général ?
Ce qui est majeur, en tout cas chez la plupart et même chez tous, c’est cette peur de pouvoir être expédié, ou déporté, selon le mot qu’on choisit. D’une heure à l’autre. Certains arrivent de la prison et sont mis directement en CRA. Et la plupart du temps on entend « c’est pire en CRA qu’en prison ». Parce qu’en prison, ils savent que leur peine va d’ici à là, alors qu’en CRA… Au début, dans les années quatre-vingt, la durée maximum en CRA, c’était sept jours, maintenant ça peut durer jusqu’à trois mois. On dit que ce n’est pas une peine, mais ça peut être long. Et eux, ils sont là et ils peuvent être déportés, au bout d’une durée qu’ils ne connaissent pas, dans un pays qu’ils ne connaissent plus. Donc il y a énormément de stress à cet égard.
La plupart des parcours ont été très difficiles mais pas tous. Certains sont arrivés mineurs et ont fait des études, des formations, sont en CAP et ils se retrouvent là… Il y en a qui sont en France depuis 20 ans, qui ont eu le temps de se poser, tranquillement. Il y en a qui bossent, comme celui qui travaillait à la Française des déménagements, et dont la femme allait accoucher. Lui, il n’avait pas ses papiers mais il était installé, il bossait en France, vivait avec sa femme. Et là, c’est vraiment un sentiment très fort d’injustice, il pétait un câble. Anxiété pour l’avenir et injustice du présent, se demander ce qu’est cette assemblée d’humains dans laquelle je vis ? Comment me traite la communauté dans laquelle je suis ?
Je vais me retrouver au Maroc, ça fait dix-huit ans que j’y suis pas allé, je ne connais rien du Maroc d’aujourd’hui
Une fois recueillie toute la matière première, cela a été beaucoup de travail pour arriver au livre ou cela s’est fait assez vite, une fois trouvées les règles qui ont guidé votre mode de rédaction ?
Il y a eu un long moment où je ne savais pas ce que j’allais faire de la matière recueillie. Une fois qu’il y eu les règles, ça a été très rapide. Avec un ami qui est comédien, musicien, écrivain, circassien et qui milite à Sète, on a monté une sorte de performance de rue où on transmettait à l’oral et avec un peu de musique les propos des gens en CRA. Toujours dans cette idée de multiplier les manières de les faire entendre. On a un peu tourné, dans des Cimade, à Poitiers, et on est allé en Bretagne, où on a rencontré une libraire qui connaissait une éditrice qui pouvait être intéressée. Elle était d’accord pour publier et voulait que ça se fasse très vite. Donc ça a été vraiment très rapide, très stressant aussi parce que pour moi, manipuler ce truc-là, c’était brûlant. À la fois par la déférence que je voulais avoir à l’égard des gens rencontrés et parce que c’était politisé. Même si ça peut paraître très discret, il y a un parti pris politique fort.
Le texte est fait de témoignages, il n’y a pas de d’élément politique à proprement parler, le parti pris politique il est dans l’introduction, où les CRA sont appelés d’un autre nom.
Inventer une nouvelle appellation, c’était le choix d’être un contrepoids à ce que l’État avait nommé Centre de rétention administrative. On a donc utilisé l’appellation « Zones de séquestration et de tri d’humains » (ZSTH). Ça s’est décidé très vite, et il y a des moments où j’approuve ce choix (c’était mon idée) et d’autres où je suis plus hésitant. C’était un peu Don Quichottesque, ce truc de mettre de la fiction pour fertiliser le réel. Et là aussi j’emprunte à Gatti pour dire qu’il s’agit de renommer. Mettre l’acronyme ZSTH, ça a été un pas en plus dans ce sens-là. Il est là en tout cas, comme un pied de nez. Et ça fait partie du processus de maturation du projet.
Il y a eu une première partie, quand j’ai vu ce qui se passait dans les CRA, c’était juste un choc, une deuxième partie où, comme si je me protégeais, je ne ressentais plus vraiment ce qui s’y passait. Et la troisième partie a commencé quand j’ai cessé d’utiliser le vocabulaire adoucissant, rétention et tout ça et à m’autoriser à dévêtir les situations, ne plus ne plus appeler l’arbre l’arbre, mais laisser l’énergie de l’arbre arriver. Et vraiment dévêtir, enlever le nom et voir. Et donc, à partir de là, j’ai essayé de nommer à ma sensation ce qui s’y passait. D’où aussi le choix des titres des chapitres : arrestation, séquestration, déportation. Depuis le livre, j’ai remplacé le terme « arrestation » par le terme « enlèvement » qui me semble plus approprié aux pratiques de l’État. Et donc voilà comment nommer, en disant : moi je nomme ainsi mais il faut que nous renommions sans cesse ce que l’on voit, ne pas s’endormir sur la façon dont on nous les nomme, vraiment revisiter.
Avez-vous eu un soutien politique au cours de vos actions et de la préparation ou publication du livre ?
J’ai l’impression que le soutien politique le plus connu et dont je veux bien me réclamer, c’est celui de Jean-Pierre Siméon. Je dis ça ironiquement, car il est poète, en fait. Mais un poète engagé et directeur de la collection « Poésie » Gallimard. Et dont le premier acte en tant qu’éditeur a été de publier des textes d’Armand Gatti. Il était donc important pour moi que Siméon soutienne le projet et accepte d’écrire la préface du livre. Il avait écrit une pièce de théâtre, un monologue à partir des propos d’une femme enceinte en CRA. Je cite cette pièce à la fin du livre.
Au plan national, quel est le bilan des actions, prises de parole, dénonciations autour des CRA ?
C’est une très importante et très belle question. Il y a la Cimade qui fait un travail assez sérieux de popularisation de ce débat. Mais j’ai constaté que depuis trois ans, la Cimade ne publiait pas tous les chiffres des déportations (qu’ils appellent expulsions ou reconduites à la frontière). J’ai essayé de savoir pourquoi mais je n’ai pas eu les réponses. Les collectifs anti-CRA, dont je liste certains sites Internet, font un vraiment un très beau travail de reformulation politique de ce que sont les CRA et ce qui s’y passe, pour sortir du langage d’État, et de témoignages. Régulièrement, que ce soit à Lyon, à Paris, à Toulouse, ils font sortir des témoignages, parce qu’on est plusieurs à appeler les cabines, fréquemment, pour faire sortir des témoignages. Donc il y a cet ensemble, Cimade plus les collectifs anti-CRA. On a réussi à s’organiser nationalement, en tout cas on communique beaucoup plus depuis un an. Il y a quand même plus de lien, ça crée un peu d’espoir dont on a besoin parce que l’évolution des CRA se fait vers plus de rétention.
Est-ce qu’on arrive à faire naître un débat de société autour de la question des CRA ?
Je suis très influencé par la pensée d’Édouard Glissant, la philosophie de la relation, et par Patrick Chamoiseau qui pose la question : qu’est-ce qu’une frontière ? J’ai l’impression qu’il y a dans le débat populaire actuel une influence de l’extrême droite avec la peur de l’étranger. Étranger qu’on ne considère pas. Il y a quelque chose qui pose problème par rapport à la conception de la nation, on ne considère pas ces gens comme des semblables. Moi, je parle souvent de pratique criminelle de la part de l’État, et je pèse mes mots, parce qu’on constitue une sous-humanité. Eux n’ont pas les mêmes droits que nous, citoyens. L’entité humaine se fragmente. Et c’est là la difficulté, comment faire que, dans le débat, on puisse accepter que nous sommes semblables, et que ce nous englobe le monde. Pour reprendre Chamoiseau et Glissant, il y a l’importance des territoires, connaître ses limites pour pouvoir rentrer en contact avec l’autre, mais que ces limites soient un terrain de partage. Comment faire ? Le gros problème, c’est que les données qui sont mises dans le débat sont des données faussées. Par exemple, « ils viennent nous voler notre travail » ou « ils commettent des attentats ». Pour le travail, la plupart travaillent, mais payés 3 ou 4 euros de l’heure, sur des chantiers, à droite à gauche. Ça ouvre le débat sur le partage du travail. Pour moi il y a peut-être une piste, débattre de la façon dont on veut vivre ensemble, comment on veut travailler, comment on veut partager la richesse, de quoi a-t-on vraiment besoin ?
Recueilli par François Meyer
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CRA, 115 propos d’hommes séquestrés,
Mathieu Gabard, éditions des Lisières