Qui se confronte à la vieillesse dans son quotidien finit par toucher du doigt l’exclusion dont est victime une part croissante de notre société. Elle/il réalise la distorsion entre le discours paramétré des élites (« maintien à domicile », « réponse numérique à l’isolement », etc.) et la réalité de l’abandon civique.
Le ridicule de dogmes et des solutions toutes faites m’a touché de plein fouet quand j’ai dû accompagner ma mère (96 ans) dans les démarches qu’est encore censée assurer une personne qui ne peut plus quitter son domicile et, parfois sa chambre.
Covid oblige, commençons par la vaccination. Dès le début de la pandémie, on sait que les tout premiers à protéger sont les très âgés. L’étude Epi-Phare, par exemple, montre, qu’en cas de contamination, la probabilité de décès est au moins cent fois plus élevée chez les plus de 80 ans. À l’heure du « maintien à domicile », je m’inquiète de voir que rien ne semble prévu alors que la vaccination bat son plein dans les Ehpad. Coup de téléphone à l’Agence régionale de santé : quelque chose a-t-il été prévu ou va-t-il être mis en place pour ces oublié(e) de la campagne ? Quelque chose comme une équipe itinérante en petit véhicule électrique comme cela se fait pour le portage des repas, ou la vaccination dans d’autres pays ? Réponse offusquée d’une dame qui me prend visiblement pour un dément (je ne me présente jamais comme médecin) : « Pour faire vacciner votre mère, il suffit simplement de demander à votre médecin généraliste un bon de transport ambulance pour qu’elle puisse être amenée (j’ai cru entendre charroyée) dans un centre de vaccination. » Lumineux ! J’avoue que je n’y avais pas pensé. À ce rythme, le véhicule électrique aurait pu avoir des portières en or massif. On attendra dix mois de plus (octobre 2021), et sans doute beaucoup de morts, pour qu’un numéro vert soit dédié à ces délaissés prioritaires.
Si les jeunes ne savent pas vivre sans leur téléphone, les personnes âgées ne le peuvent pas. Il est pratiquement leur seul lien avec l’extérieur, le fil qui les rattache encore à la société. La possibilité d’appeler si « cela ne va pas » ; un peu de chaleur partagée avec celles et ceux qui restent, dont la liste est chaque année plus courte. Le 16 juin 2021, j’appelle, comme chaque jour ; pas de réponse. Je ne suis pas à Bordeaux. Mal raccroché ? Plus tard, même sonnerie dans le vide. Je joins une voisine qui possède la clef. Tout va bien sauf qu’effectivement, le téléphone ne fonctionne pas. Sur l’espace client du site Orange, je trouve finalement l’explication : « Ligne coupée pour non règlement de la facture du 28 mai 2021 (67,52 euros). » Vérification : la facture a bien été réglée par un TIP (Titre universel de paiement) signé et posté dans les temps. Appel de la « hotline » d’Orange. Son robot vocal est très performant pour les gens « normaux », c’est-à-dire ceux qui sont au minimum connectés en 4G mais absolument ingérable pour une personne non formatée par la logique numérique. L’avantage, c’est qu’au moins, cela exclut les plus âgés du service après-vente. Je parviens à atteindre un interlocuteur, sympathique du reste. Je m’étonne que l’on suspende sa connexion, sans prévenir, à une personne aussi âgée, pour moins de trois semaines de retard, le paiement ayant, de plus, été effectué. « Nous n’envoyons plus de lettre de relance, seulement par SMS ou mail si nous en avons un enregistré. » Exit donc les personnes non connectées au numérique (quelques millions de Français, quand même). J’insiste sur le fait que la facture a bien été payée en temps requis. « C’est possible. Les délais d’acheminement postal sont plus longs qu’auparavant. Cela peut également venir de nos services. Très peu de personnes aujourd’hui utilisent encore le TIP ou le règlement par chèque ; l’effectif du service qui les gère a donc été réduit, ce qui allonge les délais de traitement (sic). Pour que cette situation ne se reproduise pas, je vous conseille fortement de passer au prélèvement automatique. » En dix minutes, tout est dit : dans la France de 2021, pour qui n’a pas de smartphone ni de messagerie mail, on peut couper sans préavis sa ligne téléphonique à une personne isolée ayant consciencieusement, à chaque fois, réglé ses factures.
Le fait qu’on mette cette personne en danger psychologique et physique n’entre pas dans l’équation. De plus, pour une personne de cet âge, couper le téléphone, le gaz ou l’électricité était la dernière extrémité réservée aux récidivistes, aux déchus. On réalise alors qu’on est devenu paria, comme si le reste ne suffisait pas. En rangeant les dossiers de ma mère, je tombe sur une chemise à rabats, marquée « Téléphone » ; dedans, sont rangées par ordre chronologiques toutes les factures dont elle a signé, de plus en plus maladroitement, le TIP, chaque fois scrupuleusement posté dans les temps. Signer, c’est un droit de regard sur les choses. Autoriser un paiement, c’est avoir le sentiment d’appartenir encore au monde, de gérer son budget. C’est cette dernière dignité que le coupeur de téléphone propose de lui enlever. Je ne lui en ai même pas parlé. Je n’avais jamais touché du doigt combien pour certains, probablement très nombreux, ces « simplifications » que l’on vous impose peuvent être douloureuses. Recevoir une facture, l’ouvrir, s’offusquer du montant, vérifier, signer coller timbre et enveloppe, s’assurer qu’elle a bien été postée, c’est une continuité de la vie d’avant, parfois le programme d’une matinée. Le supprimer est une dépossession, une atteinte de plus contre ce qui vous donne l’impression d’appartenir encore au monde des vivants.
Bernard Bégaud