Retour sur l’histoire militante et engagée d’un collectif de soignants et patients de la psychiatrie contre le tout sécuritaire voulu, à l’époque, par Nicolas Sarkozy.
Épisode 1 – L’outrage d’un discours
Ce matin de décembre 2008, le froid est sec, un beau soleil d’hiver m’accompagne à ma boîte aux lettres. Je vais y chercher mes journaux du jour, Le Monde et Libération. J’ai tout mon temps. Je ne travaille pas cette semaine. Je vais pouvoir prendre le temps de déguster un petit déjeuner, de flâner, de lire. Je suis fatigué et je me suis octroyé une petite semaine de vacances-repos.
J’habite à Pérols, petit village près de Montpellier, et j’exerce au centre psychothérapique de Saint-Martin de Vignogoul. Un lieu béni pour moi : j’aime y travailler. J’aime sa force et sa fragilité : les quatre-vingts jeunes patients psychotiques qui y sont accueillis convoquent tout le personnel à un engagement et une disponibilité pour l’accueil de la folie de grande qualité. C’est aussi facile que difficile d’y travailler. L’exigence et la rigueur qui nous accompagnent au quotidien nous structurent, nous émeuvent, nous enthousiasment, nous fatiguent aussi.
Depuis des années, nous sommes également obligés de jongler avec un budget qui se restreint et des tracasseries administratives épouvantables. Évaluations, accréditations, PMSI, démarches qualité, contrôles ont envahi notre pratique quotidienne avec une conséquence majeure : moins de temps pour rencontrer les patients, moins de temps pour soigner, moins de temps pour penser la pratique. C’est notamment pour ces raisons que, cinq ans auparavant, en juin 2003, se sont tenus les États généraux de la psychiatrie à Montpellier.
J’ai honte !
Je commence à feuilleter mon journal et mon regard est rapidement attiré par un article de Cécile Prieur concernant la psychiatrie, « La régression sécuritaire », puis dans Libération, par un article d’Éric Favereau qui semble en colère contre le discours du président de la République, Nicolas Sarkozy. Ces deux articles pointent l’inacceptable : les malades mentaux sont des êtres potentiellement dangereux ! À l’hôpital d’Antony, aucun des psychiatres présents à ce discours ne s’est élevé contre, aucun ne s’est levé, aucun n’est parti en claquant la porte, aucun d’eux n’a protesté… Effet de sidération ? Soumission intégrée, incorporée, digérée ? Dignité bafouée et acceptée ? Qu’en sais- je ? Qu’est-ce que cela révèle ? De la profession ? Des politiques ? Comment dire ou accepter que les personnes les plus fragiles d’entre nous soient ainsi montrées à la vindicte populaire par le plus haut personnage de l’État ?
Que faire ? C’est un tourbillon de questions, de sentiments, de contradictions qui m’envahit alors !
Il est 10h00 du matin. Le café n’a plus le même arôme, il fait tout à coup froid ou chaud, je ne sais plus. Tout tourne, tout tourne dans ma tête. Katia, mon épouse, m’interroge : « Que se passe-t-il ? Tu ne cesses de marcher, de tourner en rond, la tête basse et le regard étrangement inquiet. » Ces paroles me réveillent et me font prendre conscience qu’une émotion forte m’envahit. J’ai honte ! Honte de me retrouver à côté de mes patients et de savoir qu’ils sont caractérisés comme potentiellement dangereux pour la société. Honte d’avoir à traiter des éventuelles angoisses directement en relation avec ce discours politique. Honte d’être un psychiatre dans un pays où il est recommandé d’accueillir avec méfiance ceux qui souffrent dans leur corps, dans leur âme, dans leur être. Honte de me sentir impuissant devant cet outrage qui venait de s’abattre sur les patients, les soignants, les familles !
Je me souviens encore de Katia me disant : « Toi, tu te prépares à repartir au combat ! Attention, souviens-toi à quel point la préparation des États généraux t’avait épuisé. » Cette injonction a un effet d’interprétation : Effectivement il faut repartir au combat, effectivement il ne faut pas accepter !
Unir tous nos efforts
L’idée me vient de m’adresser à mes amis : ceux qui étaient là pour la préparation des États généraux, ceux de mon syndicat (le Syndicat national des psychiatres d’exercice privé, SNPP), ceux que je rencontre régulièrement dans des colloques « engagés ». J’écris rapidement un mail, je m’enquiers de la disponibilité de la salle du syndicat. Et je leur adresse ce courriel :
« Chers amis,
Nous avions annoncé la catastrophe à venir aux États généraux de la psychiatrie il y a cinq ans. Nous y sommes, au-delà peut-être de ce que nous imaginions. Le discours d’Antony marque un tournant majeur.
Nous sommes tous engagés dans des actions : syndicales, « Sauvons la clinique », à Reims, pétition sur la prédiction des psychiatres. Tout va dans le même sens : nous exproprier de notre fonction soignante pour nous cantonner à des positions expertales ou de soutien pur et dur à une société qui n’en peut plus d’être sécuritaire et d’assimiler les malades mentaux à des délinquants, tout cela soutenu par une théorisation psychiatrie scientiste, c’est-à-dire à la solde de la bien-pensance idéologique des pouvoirs en place.
Nous avons une responsabilité : unir tous nos efforts dans un mouvement d’ensemble. Comment ? Je n’en sais rien. Sinon se réunir tous pour en parler : pétition, grande manifestation publique, appel à toutes les forces progressistes de ce pays, etc. ?
Il faut faire très vite. La semaine prochaine à Paris ? Je propose trois dates : mercredi ou jeudi ou vendredi soir.
À bientôt camarades. »
Hervé Bokobza
Le discours de Nicolas Sarkozy
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