L’histoire des « 39 » (1)

C’était le 2 décembre 2008, après le meurtre d’un jeune homme, poignardé par hasard dans une rue de Grenoble par un malade qui était sorti de l’hôpital psychiatrique de Saint-Egrève. Nicolas Sarkozy, alors président la République, se rend à l’hôpital d’Antony pour tenir un discours sur la psychiatrie, discours où il a eu des phrases brutales, mettant en avant un lien entre la dangerosité et la maladie mentale : « Ces drames ne peuvent être imputés à la seule fatalité… Pourquoi être responsable si la fatalité explique tout ? Les malades potentiellement dangereux doivent être soumis à une surveillance particulière, afin d’empêcher un éventuel passage à l’acte. » Des propos qui ont sidéré, surtout qu’ils n’ont été accompagnés que de promesses d’investissements sécuritaires, type bracelets électroniques. Parallèlement, des pratiques oubliées, comme l’isolement des patients, voire la contention, se développent à nouveau dans les services de soins. Autour du Dr Hervé Bokobza, quelques professionnels ne l’ont pas supporté. Et c’est ainsi qu’est né le Collectif des 39. C’est cette histoire, militante et engagée, qu’ils vont raconter, d’abord par une présentation générale, puis en une dizaine d’épisodes.

Un collectif de soignants et patients

À l’origine, nous sommes quatre soignants en psychiatrie (deux psychiatres, une psychologue et un infirmier), qui avons longtemps travaillé en institution, publique ou privée. Nous avons une longue expérience de la rencontre avec les malades mentaux.

Nous nous connaissions très peu avant l’aventure collective des « 39 ». Persuadés que seuls dans nos services ou institutions, l’apoplexie nous guettait, que la difficulté de capacités critiques nous envahissait, que la morale utilitaire ou pragmatique régnait en maître, nous avons pensé que se retrouver ensemble à partager des valeurs communes nous aiderait à penser, travailler, agir, dire.

C’était il y a plus de douze ans, et l’action fut et reste au cœur du rêve, de notre rêve.

Ni résignés, ni soumis, ni indifférents

Espoir partagé, élaboré, débattu : les « 39 » ne se sont pas résignés, nous trouvons ringarde la résignation, les « 39 » n’ont pas voulu se soumettre, nous trouvons insupportable la soumission, les « 39 » ont refusé d’être indifférents, nous trouvons détestable l’indifférence. Utopistes, doux rêveurs, naïfs, catastrophistes, archaïques : que n’avons-nous pas entendu… Ne pas céder à la résignation, à la soumission ou à l’indifférence est la moindre des choses que nous devons à nos patients.

Nous ne voulons pas renoncer à interroger la complexité du fonctionnement psychique ; y renoncer nous renvoie à devenir, à notre insu, voire de notre plein gré, des courroies de transmission d’un système qui, par tous les moyens, concourt à promouvoir le système binaire comme référent unique du fonctionnement humain : le bien et le mal, l’abolition du risque, l’élimination du doute, l’utilisation de la science comme nouvelle croyance.

Alors, depuis plus de dix ans, nous nous sommes réunis, organisés. Nous avons débattu, nous nous sommes engagés, nous nous sommes disputés, nous nous sommes aimés et détestés. Le Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire a trouvé en Nicolas Sarkozy, alors président de la République, un allié détestable : allié, car il nous a permis de nous rencontrer, détestable, car il a tenu des propos indignes envers les malades mentaux. Dans son fameux discours à l’hôpital psychiatrique d’Antony, il a littéralement insulté les patients en stigmatisant « leur potentialité dangereuse », et outragé les soignants en les renvoyant à une fonction de « maintien de l’ordre ».

La question de la transmission

À notre sens, l’originalité des « 39 » repose sur deux points essentiels : la manière dont nous sommes organisés et les décisions d’action qui ont toujours déterminé nos réflexions théorico-pratiques. Nous y reviendrons tout au long du feuilleton que VIF nous a proposé d’écrire, un travail d’écriture qui pose la question de la transmission. La transmission en psychiatrie pose dans la chair même de cette discipline, un acte, celui de transmettre, comme on transmet la vie, un nom, un héritage. Il peut y avoir un idéal de transmission, ce que l’homme aimerait voir se perpétuer, un au-delà de lui, un « Maintenant je peux mourir, j’ai réussi quelque chose de ma vie. »

Ainsi, l’identité et la filiation donnent toute son épaisseur à la transmission, l’enserrent dans une dynamique existentielle fondamentale pour tout un chacun. Les enjeux sont de taille, voire même sidérants, tant ils posent directement, de la manière la plus abrupte qui soit, l’énigme du devenir de notre discipline. La psychiatrie est d’autant plus confrontée à ces enjeux que le malade mental pose toujours dans sa souffrance ou son insensé la question des origines, de la filiation ou de l’identité, donc de la transmission. Si nous pouvions par ce travail d’écriture nous imprégner et imprégner les lecteurs de cela.

Tout simplement, gardons un certain entrain et un gai désespoir, car ils nous arment bien mieux pour affronter les difficultés, nous donnant l’alarme et nous mettant sous tension.

Hervé Bokobza, Marie Cathelineau, Yves Gigou et Paul Machto

Le discours de Nicolas Sarkozy

Prochain épisode : L’outrage d’un discours