
Le point de départ était plutôt une bonne idée. Après le scandale, né du livre en 2022 de Victor Castanet sur les Ehpad d’Orpea, les pouvoirs publics, logiquement inquiets, se sont interrogés pour savoir si, au-delà du cas d’Orpea, ce n’était pas tout le milieu des Ehpad qui était gangrené, source de dérives et de mauvais traitements pour les résidents. Le ministère de la Santé a donc demandé aux agences régionales de santé de contrôler tous les établissements de logements des personnes âgées, et pour être précis, les 7 500 Ehpad. Deux ans plus tard, la Cour des comptes, dans un rapport rendu public ce 10 avril, vient de dresser un bilan de cette initiative. Et le bilan est typiquement français, pointant un comportement bureaucratique très original. Les audits ont été bel et bien été faits mais…sur le papier, et cela, dans plus des deux tiers des cas. Et donc, avec une utilité pour le moins limitée.
Une maladie bien française
De fait, quand on regarde le déroulé de cette histoire, on a le sentiment d’une maladie bien française ; des mots, des missions, des promesses, des règles administratives, et puis plouf. Rappelons déjà que nos fameuses agences régionales de santé (ARS) devaient contrôler nos Ehpad. Créées en 2010, elles s’étaient en effet vu confier des missions de contrôle dans un ensemble important de domaines, portant notamment sur le respect des règles d’hygiène, et sur la sécurité et la qualité des prises en charge. Parmi les moyens dont elles disposent à cette fin figuraient des inspections-contrôles. Tout était écrit : ces inspections-contrôles devaient déboucher sur la production d’un rapport exposant les éventuels manquements à la réglementation, à partir duquel l’ARS était fondée à formuler des recommandations, voire, dans les cas les plus graves, à enjoindre à la personne (physique ou morale) contrôlée de remédier aux irrégularités constatées sous peine de sanction administrative. Sur le papier, c’était parfait.
Première découverte de la Cour des comptes : dans le monde des Ehpad, pourtant lieux à hauts risques, cette tâche d’inspection n’a pas été menée. Ou alors dans les marges. Les magistrats écrivent ainsi « qu’un Ehpad était contrôlé, en moyenne, une fois tous les 20 à 30 ans ». D’où l’intérêt réel de la demande des pouvoirs publics d’aller voir, systématiquement d’un peu plus près, ce qui s’y passe. Au cours des deux dernières années, suite à la demande des pouvoirs publics, « l’activité d’inspection-contrôle a donc connu un regain, nettement marqué en 2023 (4 951, contre 2 598 en 2022) ». Mais quelle n’est pas la surprise de nos magistrats que de constater que « cet accroissement de l’activité résulte de contrôles exclusivement sur pièces ». C’est-à-dire sans visite. On envoie un questionnaire, on regarde les réponses, et on passe à autre chose. Les biais sont évidents et au final, c’est l’assurance de passer à travers bien des dysfonctionnements. Mais voilà, les ARS et leur directeur pourront dire dans leur rapport annuel qu’ils ont fait le travail, et respecté le souhait de la tutelle. Plus incroyable, la Cour des comptes découvre que « dans ces conditions, les inspections-contrôles de type habituel, comportant un déplacement des inspecteurs, ont atteint un niveau d’activité en 2022 inférieur à ce qu’il était en 2018 […] Le recours à ces inspections-contrôles a décliné jusqu’à récemment pour des raisons qui tiennent, à la fois, à une réduction d’effectifs et au choix de privilégier des modes d’action moins orientés sur la dimension de contrôle ». Un comble… Plus de papiers et moins de visites…
Peu contrôlés, peu sanctionnés
Qu’en tirer comme conclusion ? D’abord sur le fond, si les ARS ont inspecté la totalité des Ehpad avec le recours à grande échelle à des procédures sur pièces, elles n’ont pas vu grand-chose. « Ce type de procédure allégée, note diplomatiquement la Cour, apparaît peu adapté à l’identification des phénomènes de maltraitance. En premier lieu, la plus grande partie des injonctions (entre 80 et 95 % selon les années) ne sont pas suivies d’une sanction administrative. Les données disponibles ne permettent pas de cerner dans quelle mesure cette absence de sanction peut s’expliquer par la prise en compte par l’organisme inspecté de l’injonction prononcée par l’ARS. » Donc même quand les ARS notent quelque chose, elles ne sont pas sûres que cela soit corrigé. Selon le bilan provisoire dressé fin mars 2024 par le ministère, les inspections-contrôles réalisées dans le cadre du plan de contrôle des Ehpad ont conduit à la formulation de 1 170 injonctions : 411 à l’égard d’Ehpad publics, 351 s’agissant des Ehpad privés à but non lucratif, et 878 à l’encontre d’Ehpad privés à but lucratif. « Vingt sanctions, seulement, ont été prononcées : douze mises sous administration provisoire, quatre suspensions provisoires d’activité et quatre cessations définitives d’activité. » Bref, une goutte d’eau. « Les contrôles sur pièces sont insuffisamment poussés face au risque de maltraitance. Bien que les contrôles sur pièces soient plus nombreux que les contrôles sur place,précise la Cour, ils donnent lieu à significativement moins d’injonctions et, donc, à moins de sanctions potentielles…. La modalité de contrôle sur pièces est donc insuffisante pour cerner les différentes formes que la maltraitance est susceptible de revêtir », concluent les magistrats.
On en est là. Voilà des agences d’État qui ont des missions officielles qu’elles n’appliquent pas, et quand on insiste, elles le font comme des élèves obéissants se moquant ouvertement du fond du sujet, voulant juste plaire aux desiderata du maître. Et aujourd’hui comme hier, rien ne dit que les choses ont changé dans la vie quotidienne des résidents d’Ehpad.
Que faire ? En attendant le prochain livre à scandales, la Cour des comptes note que le ministère de la Santé prépare une nouvelle demande prévoyant un contrôle, cette fois-ci systématique, des établissements médico-sociaux, prenant en compte les personnes handicapées. « Une méthode plus sélective serait à privilégier », murmure juste la Cour. Pour le moins…
Éric Favereau