Les contes de Lascoumes

Juriste et sociologue, Pierre Lascoumes était chercheur et enseignant à l’Institut d’études politiques. Pour VIF, il écrit, invente, raconte des histoires autour de la vieillesse. Et des fragilités humaines.

La mule, la longère et le béguinage (n°6)

Le béguinage à Bruges

Ce que l’on ne vous explique jamais quand on vous invite « à la campagne », c’est qu’avant d’y arriver, il faut endurer l’épreuve de l’autoroute ou la torture des trains de banlieue. J’avais même oublié que le trajet qui relie la ligne de métro n°4 à la gare Montparnasse (couloirs, escaliers, tapis roulants, escalators) était aussi éprouvant. Comme dans mon esprit, j’entreprenais un « grand voyage », je me rendis au niveau des grandes lignes. Mais la direction Dourdan ne s’affichait ni sur le panneau bleu des départs, ni sur le vert des arrivées. Un ange gardien SNCF en gilet rouge, me voyant aller avec un stress croissant des panneaux à ma montre et à mon billet, me demanda s’il pouvait me renseigner. Il fit plus que cela et insista pour porter mon sac. Il me conduisit au niveau inférieur « Banlieue », me fit passer avec son badge au contrôle électronique et m’accompagna jusqu’au milieu de train. Je fus interloqué qu’il précise : « Aux Granges-du-Roy, le quai est très court, installez-vous dans la 4e voiture, vous serez juste en face de la sortie. » Autre étonnement, il refusa tout pourboire disant dans un grand sourire « Service public, m’sieur ! » Je le saisis par son gilet et lui fourrai un billet de dix euros dans une poche. Je n’attendis pas ses remerciements car la sonnerie du départ retentit. Je le vis seulement sur le quai agitant frénétiquement la main comme si je partais pour une traversée de l’Atlantique.

J’avais acheté Le Monde, commencé à lire l’édito de dernière page sur « La crise de l’arachide » et quinze lignes plus loin, je m’endormis. Un contrôleur me réveilla doucement à Dourdan. J’avais raté ma station, heureusement un train partait pour Paris dix minutes plus tard. Il me rassura en me disant que je n’avais pas à acheter un nouveau billet. En gare des Granges-du-Roy, contrairement à ce que m’avait annoncé Élise, personne ne m’attendait, ni sur le quai, ni dans la gare, ni sur le parvis. Je posais mon sac et attendit contrarié, bras croisés. Je finis par remarquer de l’autre côté de la place un homme attablé à la terrasse d’un café qui agitait ses bras. Je le rejoignis. Il s’agissait bien de Monsieur Lobineau, le propriétaire du « Logis des ombres » où j’étais attendu. Il me commanda une bière, prit un deuxième whisky-coca et commença aussitôt à m’expliquer l’histoire du lieu et le projet qu’il y développait avec sa femme Christina. Ils voulaient transformer l’actuel gîte rural, un peu sommaire, en béguinage pour artistes et personnes âgées. Le mélange des activités et des âges était pour eux une condition essentielle au dynamisme de la communauté qu’ils voulaient créer. Il parla sans arrêt au café puis durant le trajet. Ce qu’il y avait d’agréable avec Monsieur Lobineau, « Appelez-moi Xavier », c’est qu’il assurait totalement les frais de la conversation, faisant les questions, les réponses et les digressions. J’émis de temps en temps, pour pure forme, quelques borborygmes d’approbation totalement inutiles.

Monsieur Lobineau avait hérité de ses parents un domaine qui comportait une maison principale et des dépendances. Sa femme et lui avaient travaillé jusqu’à cinquante ans dans des agences de communication et de relations publiques. Ils avaient décidé de changer radicalement de vie en reprenant cette propriété. Par pure charité chrétienne, ils avaient laissé pendant des années un vieux couple de paysans habiter gracieusement la maison, mais en fait, ils n’entretenaient pas le domaine et les bâtiments étaient laissés à l’abandon. Tout menaçait ruine. Ils les avaient relogés dans un trois-pièces acheté dans un petit immeuble récent de la ville voisine. Bien évidemment, ces gens manifestaient beaucoup d’ingratitude, se plaignant de la taille minuscule des pièces, de la cuisine ouverte sur le séjour avec les odeurs qui circulent partout, de ne pas avoir de jardin, même pas un balcon, alors qu’ils avaient des meubles Ikéa, une douche italienne, un ascenseur et un parking pour leur vieille guimbarde. Ils ne payaient bien sûr pas de loyer, mais trouvaient les charges et les impôts locaux très élevés. Il conclut ce chapitre en disant que c’est un tout autre esprit qu’ils voulaient établir au « Nouveau béguinage ». Ce serait une véritable communauté de vie où chacun apporterait sa personnalité, son histoire, son énergie, sa vie. Il ajouta aussitôt, avant que je formule la moindre objection, qu’il était conscient des risques de l’entreprise, mais qu’il était certain qu’avec des personnes comme Éloïse, Élise et moi tout se passerai bien. Je fus soulagé quand il annonça que nous arrivions. En s’arrêtant, il mit une main sur mon bras et me regardant en plissant les yeux, il déclara : « Il faudra aussi qu’on parle un peu argent ensemble, car c’est difficile avec ces bonnes femmes. » Il sortit de la voiture en riant.

Le béguinage

Je retrouvais Élise et Éloïse à la cuisine épluchant des légumes avec deux autres dames. Tout le monde m’embrassa, Élise le fit au coin de ma bouche. On me présenta l’hôtesse, Christina, mince, brune, aux yeux très maquillés qui lui donnaient un air sévère. Éloïse qui avait toujours le sens de la mesure me demanda : « L’ancêtre de Christina est-elle Néfertiti ou Juliette Gréco ? » L’autre dame portait allègrement son embonpoint et avait un joli sourire de laitière. C’était Claude, une autre convive. Éloïse avait teint ses cheveux frisotés en roux électrique et portait une robe de caravansérail protégée par un grand tablier bleu. Elle intima à Élise l’ordre de me conduire à ma cellule et de me faire enfiler ma tenue de travail, « ici tout le monde bosse. Y a du boulot en cuisine. » Dès que nous fûmes dehors je demandais à Élise si Éloïse avait pris le pouvoir dans la maisonnée ? Élise me serra le bras : « Ce sont de vieux amis, elle aime bien les brusquer. »
Sur le côté droit de la grande cour pavée se trouvait un long bâtiment sans étage où alternaient cinq portes basses et autant de fenêtres. Élise m’expliqua qu’il s’agissait d’une longère où autrefois logeaient le personnel de ferme et les ouvriers agricoles qui venaient pour les moissons et les vendanges. Les trois premières avaient été rénovées pour en faire des gîtes d’hôte. Les deux dernières ressemblaient à des poulaillers. « Nous sommes logés dans la deuxième, le lit est un peu étroit, mais nous sommes habitués. » J’acquiesçais tout en me demandant si je ne serai pas mieux seul dans l’un des autres. Je demandais innocemment « La troisième est libre ? » Élise me pinça la joue : « Tu veux déjà béguiner tout seul ? Louise est notre voisine, Éloïse loge bien sûr dans la maison où elle a accès à une salle de bain avec baignoire. » Notre logement comportait deux pièces au rez-de-chaussée, une pièce de séjour avec une mini cuisine, derrière une chambre monacale dotée d’une petite fenêtre donnant sur les champs.

Un escalier assez raide donnait accès à une mezzanine avec un bureau et un divan d’appoint. Je fis remarquer qu’à notre âge, un tel escalier, ce n’était pas très prudent.
« Ne commence pas à râler, cingle Élise. Quand le béguinage sera aménagé, ils feront bien sûr attention à ce genre de choses. »
Je m’assis sur une vieille chaise en paille qui n’avait pas connu une telle épreuve depuis longtemps. Je hurlais : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de béguinage ? 
– Xavier ne t’a pas expliqué ?
– Pas vraiment, il m’a parlé d’un lieu pour les vieux et les artistes.
– C’est ça, ils vont prolonger la longère et concevoir de petits appartements où chacun aura accès à un petit jardin privatif à l’arrière. Certains seront doubles pour les couples comme nous, d’autres haut de plafond pour les ateliers d’artiste. 
»
Je marquais un silence interloqué : « Des couples comme nous ?… Tu veux dire que tu as l’intention de t’installer ici avec la princesse Éloïse comme garde-chiourme ? Il n’y a pas deux ans que tu as quitté Les Écureuils et tu veux encore déménager. Tu es une vraie vagabonde ! » Un petit coup à la fenêtre la dispensa de me répondre. Stan entra et nous embrassa avec bonne humeur. Je fus ravi de le retrouver l’air reposé, habillé de neuf avec partout des marques de sport, un vrai panneau d’affichage. Ses cheveux avaient été taillés et il les sculptait au gel : « J’ai trouvé un job ! », clama-t-il. « J’aide à la cuisine et à nettoyer la maison et je jardin. Je fais les courses avec Christina, elle m’achète des trucs et quand les travaux commenceront, ils auront besoin de bras. »
Interloqué je demandais : « Alors toi aussi tu veux t’installer ici ?
– Pourquoi pas ? C’est mieux que ma cage à lapin du XXe, je suis traité comme un prince. Christina a dit en rigolant qu’elle aimerait bien m’adopter. Et les autres sont pas près de me retrouver ici.

– Édouard, tout le monde est heureux ici, déclara gentiment Élise. Tu ne vas pas jouer les rabats joie.
– C’est un rat des villes
 », surenchérit Stan.
J’ajoutais perfidement : « Et toi donc ! »
« Va lui faire faire le tour de la propriété. Et montre-lui le début de ton jardin potager », ajouta Élise conciliatrice.
Stan était à l’aise comme je ne l’avais jamais vu. Lui jusque-là taiseux avait adopté le style de Xavier, il parlait sans s’interrompre, passant d’un sujet à l’autre. Ce qui avait l’avantage d’éviter les questions qui auraient pu fâcher. Il avait considérablement progressé dans la connaissance des vieilles pierres et de la végétation. De retour, alors que nous approchions de la maison, il me demanda à mi-voix : « T’as toujours le taf ? » Je me contentais de hocher la tête.

Il y eut un long et copieux apéritif. Des assiettes de charcuterie et de morceaux de légumes, ainsi que des toasts au pâté local étaient sans cesse renouvelées. Stan faisait avec Christina des allers-retours en cuisine et picorait au passage. Le repas fut délicieux : terrine de foie de volaille maison, tourte champignons épinards, salade (pas encore celles du jardin), fromages et une tarte aux pommes tiède, en partie œuvre de Stan. Christina insista sur le fait qu’il avait pelé les fruits et pétri la pâte. À tout propos, l’assemblée louait ses talents. Lui jubilait en silence. J’avais du mal à me joindre aux louanges du saint du jour. Tout au long de ses agapes continument arrosées, j’eus le plus grand mal à suivre les échanges. Sans arrêt les propos d’Élise et la question de Stan me taraudaient l’esprit. Éloïse et Xavier occupaient les deux extrémités de la table et parlaient en permanence l’un sur l’autre. Les autres étaient réduits à hausser le ton pour de brèves incursions. L’horreur des Ehpad et autres mouroirs constituait le fond sonore permanent. Il était beaucoup question des nouveaux résidents qu’il fallait recruter, leur nombre, leurs qualités, leurs ressources. Leur imposerait-on une période d’essai ? Qui pourrait voter pour leur admission ou leur rejet ? Accepterait-on les personnes handicapées, les mères célibataires, les allocataires du RSA, les sans-papiers, les couples homos, les familles avec enfants, les Insoumis, les peintres non figuratifs ? Chaque hypothèse soulevait des exclamations enthousiastes ou réprobatrices. Le vin ayant coulé sans interruption, au moment du café-calva tout le monde était un peu assommé. Éloïse somnolait en se parlant à elle-même. Louise avait le regard accroché à ses mains posées sur ses genoux comme si elle égrenait un rosaire. Stan jouait au bonneton avec des boules de pain et trois cartes qu’il avait tirées de sa poche. Le regard de Christina flottait dans un grand lointain. Il me semblait qu’Élise commençait à s’ennuyer, mais je ne parvenais pas à capter son regard. Xavier profita d’un trou dans la conversation pour dire « Et voici la question qui tue, faut parler pognon. » Stan leva un œil. « Nous avons un beau coup à faire. En 2040, il y aura 100 milliards de dépenses sociales et 20 milliards de recettes en moins de cotisations sociales. C’est évident, la vieillesse devient une charge de plus en plus insoutenable. Tout le monde n’aura pas les moyens de se payer une maison de retraite comme celle où vous étiez et où, d’ailleurs, vous ne vous sentez pas bien. Avec « le Nouveau Béguinage », l’idée est de proposer un nouveau type de produit, à la fois convivial et économiquement accessible. J’ai fait un budget pour une première tranche de travaux. Sans l’agrandissement de la longère, nous en avons pour 500 000 € à peu près. Le plus cher, ce sont les toitures et l’électricité. Dans la maison, tout est à refaire, les normes de sécurité sont devenues tellement dures … C’est pourquoi, je vous propose des parts de SCI à 50 000 €. C’est vraiment une affaire, mais il nous faudrait quatre ou cinq souscripteurs de plus pour nous lancer. Réfléchissez pour savoir qui autour de vous peut être intéressé. Avant de faire de la pub, il vaut mieux tabler sur les réseaux de proximité. » Un lourd silence suivit ces annonces. Xavier alla chercher une autre bouteille. A son retour Stan demanda avec insolence : « Et mon Smic, il est compté là-dedans ? » Xavier répondit d’un geste énervé : « Bien sûr, et tes augmentations aussi ! » Madame Claude sortit de sa torpeur pour dire de sa voix flutée : « Tous les artistes que vous voulez faire venir ne pourront pas payer ça. » Christina rassurante lui mit une main sur l’épaule : « Ne t’inquiète pas, nous leur ferons un tarif spécial. Et il y a des fondations. » Éloïse, roulant les yeux et agitant ses bracelets, surenchérit d’une voix molle : « Y en a qu’ont plein de thunes. » « C’est sûr, acquiesça Xavier. Et ici on offrira du luxe, le cadre et les services. »

Le beguinage à Bruges

Sans doute pour me rassurer, Élise me lança un coup d’œil appuyé en disant : « Cette annonce est un peu abrupte. Nous devons y réfléchir. » J’approuvais d’un coup de menton sec que j’aurais voulu réprobateur. Xavier conclut la séance par un claquant : « À un moment, il faut entrer dans le lard du chat ! » Stan alluma une lampe-tempête et nous accompagna jusqu’au gîte. Élise me prit la main et pour détendre l’atmosphère expliqua à Stan la configuration des étoiles dans le ciel. J’étais à la fois furieux et effrayé. Je dis à Élise avec un pauvre sourire : « Nous parlerons de tout ça demain, ce soir je suis éreinté. Je vais dormir sur la mezzanine. » J’ouvris à peine le dessus de lit et me couchais tout habillé sans même me laver les dents. La nuit fut pleine d’éclats en tous genres. Je ne m’endormis vraiment qu’au petit matin. Le lendemain à 9H Stan nous apporta un beau plateau de petit déjeuner sur lequel avait été posé un bouquet champêtre. Il dit dans un sourire : « Je l’ai cueilli pour vous. » Au moment de sortir, il ajouta : « Édouard, à 10h, on peut faire une balade dans la forêt. Faut qu’on cause. » Élise approuva de la tête.
Il me conduisit jusqu’à un banc ombragé au bord d’un des sentiers. Stan avait un plan pour que je livre le haschich. Il savait que j’allais tous les quinze jours à la piscine près des « Écureuils ». Il voulait que je mette le paquet dans mon casier sous mes affaires. Avant de le refermer je devrais lui envoyer un texto avec seulement le numéro du casier. Il m’assura que je ne risquais rien, ses copains s’étaient assuré qu’il n’y avait pas de caméra de surveillance dans le vestiaire. Je refusais. Si à un moment donné Stan était suspecté, les policiers trouveraient mon numéro dans son téléphone. Finalement, nous avons convenu d’un rendez-vous huit jours plus tard à une heure dite. Je porterai ma casquette des Rangers. Quelqu’un me suivrait. Je choisirai un casier près de la sortie des douches. Je me changerai et avant d’aller me doucher, je fermerai le casier sans claquer le cadenas. Je reviendrai cinq bonnes minutes plus tard, le paquet aurait disparu. Pragmatiquement, Stan me conseilla de ne pas emporter mon portefeuille, seulement quelques billets. Tout se passa comme il l’avait prévu, à l’entrée de la piscine je ne repérais même pas la personne qui était censée me guetter. En sortant de la zone douche en revenant pour fermer le cadenas, je distinguais à peine une silhouette qui quittait le vestiaire. Le lendemain matin, Élise me téléphona pour fixer ma prochaine visite au Nouveau Béguinage. Elle m’informa que Stan était venu lui porter une enveloppe contenant un billet presque neuf de cinq cents euros. C’est ainsi que commença ma carrière de mule.

Pierre Lascoumes

Le béguinage