Va-t-on reparler de fin de vie et d’une éventuelle modification de la loi avec l’élection présidentielle ? On le pensait encore il y a quelques semaines, certains candidats de gauche annonçant qu’ils demanderaient une législation permettant l’euthanasie. Puis, comme souvent, le thème a re-disparu. On attend un nouvel avis du Comité consultatif national d’éthique. Il tarde. On dit qu’il devrait être rendu à la mi-février.
Nous en avons discuté avec le Pr François Damas, médecin au CHR de la Citadelle à Liège, où il a ouvert une consultation de fin de vie en 2014. Il a une expérience unique. C’est là qu’il reçoit des patients, pour certains demandant une euthanasie comme la loi le permet, l’encadrant strictement : le patient doit être majeur, formuler sa demande de manière « volontaire, réfléchie, et répétée », et se trouver « dans une situation médicale sans issue, et faire état d’une souffrance physique ou psychique insupportable ». Cette possibilité n’étant pas offerte en France, un nombre régulier de patients français passe la frontière pour pouvoir bénéficier de la loi belge. Le professeur Damas occupe, en somme, des « trous noirs » de la législation française.
Il vient souvent à Paris. Ce jour-là, François Damas revenait d’un petit-déjeuner avec le ministre de la Santé, Olivier Véran, qui avait réuni plusieurs médecins spécialisés autour des questions de fin de vie : ils étaient censés discuter d’une amélioration de la loi française. L’homme est charmant, sans secret. Il ne refuse aucune question. « Ce petit-déjeuner ? Cela a été assez vite expédié, tous les participants sachant bien que la loi actuelle en France n’est pas satisfaisante. Certains le disent à demi-mots, d’autres plus ouvertement, d’autres se cachant en disant qu’elle est mal connue. »
Avez-vous toujours beaucoup de patients venant de France et qui demandent à mourir ?Oui, ils viennent car la loi ne leur convient pas. Quelques-uns sont en phase terminale de cancer, mais la grande majorité sont des patients ayant une sclérose latérale amyotrophique (SLA, maladie de Charcot).
Quand ils parlent de ce qu’ils vivent en France, ils se montrent déroutés, car les médecins leur disent qu’ils sont là pour les accompagner, mais qu’ils ne peuvent agir que lorsqu’ils sont en phase terminale. Ces patients sont perdus, ils viennent nous voir, ils arrivent à des moments variés, certains très à la fin, d’autres un peu trop en amont. Je n’ai jamais entendu d’éléments agressifs vis-à-vis de leurs médecins, ils constatent qu’ils sont impuissants à les aider.
Que faites-vous alors ?
Quand je m’engage avec un patient français, je lui dis que j’aimerais établir un lien réel avec lui. Ces temps-ci, évidemment, je les vois via Zoom, mais j’essaye de les voir en vidéoconférence plusieurs fois, d’échanger longuement.
La dernière fois que j’ai vu une patiente française, celle-ci était très valide, elle était très décidée. Avait-elle beaucoup réfléchi, longuement élaboré ? Je ne savais pas trop. Tous ceux qui l’accompagnaient étaient d’accord avec elle, mais est-ce que tout le travail avait été suffisamment fait ? Je restais en doute. C’était une situation assez rare, car pour la très grande majorité des malades qui viennent, je suis convaincu que c’est le moment d’agir. Parfois, c’est même un peu trop tard : pour le dernier patient atteint SLA que j’ai reçu, je pensais que l’on avait encore le temps. On devait intervenir la semaine suivante, mais le lendemain, il était mort.
Le nombre de demandes venant de France évolue-t-il ?
Il y a eu un moment charnière avec la médiatisation chez vous de la fin de vie d’Anne Bert, qui annonçait sa mort prochaine en Belgique, c’était à l’automne 2017. Cela a provoqué une forte demande. Avec le Covid, au contraire, il y a eu une forte baisse. Et là, c’est stable.
Les patients français viennent, en tout cas, plus tôt que les patients belges. Ils anticipent, ils sont capables de faire des centaines de kilomètres pour prendre des premiers contacts, pour être rassurés en somme, car il y a des mois qui peuvent s’écouler entre ces premiers contacts et la fin.
Est-ce que le Covid a fait changer vos pratiques ?
On a vu une diminution du nombre d’euthanasies réalisées. Les raisons ? Beaucoup de demandes n’ont pas été entendues, le médecin avait autre chose à faire. Cela a ainsi diminué fortement, puis les choses ont repris.
Finalement, quel regard portez-vous sur la loi belge ?
Je la trouve pas mal faite, car s’ouvre vraiment la possibilité donnée au malade de choisir, en négociation avec un professionnel de santé. C’est une décision construite, partagée entre le malade qui ne voit pas de solution, et le médecin qui peut orienter. Il s’agit d’une vraie négociation, et à un moment donné, quand cela n‘est plus supportable, on aboutit à une décision partagée.
Vous parlez de négociation ?
Oui. La loi rappelle aux médecins que ce n’est pas une procédure expéditive, qu’il doit demander l’avis d‘un confrère, sinon de deux, il doit rencontrer l’équipe soignante, l’informer (pour les Français qui viennent nous voir, je ne rencontre pas l’équipe soignante mais j’essaye de parler aux médecins traitants).
Et puis, il n’y a pas que l’euthanasie. En Belgique, il y a toujours la possibilité d’une sédation à l’initiative du médecin parce que la mort est là : une sédation de fin de vie. L’euthanasie, elle, est toujours à l’initiative du malade, c’est très différent.
Que dites-vous aux patients qui viennent trop vite, trop tôt à vos yeux ?
Je leur dis simplement que pour ma part, j’attendrais, que je ne suis pas d’accord, que c’est trop tôt. Bien sûr, ils ont la liberté de me le demander et moi, j’ai celle de refuser. Car pour faire cet acte, j’ai besoin d’adhérer. Il faut que le médecin consente. Il n’est en rien contraint.
En France, on dit que depuis que la loi belge existe, il y a paradoxalement beaucoup d’euthanasies clandestines. Cet argument est d’ailleurs repris par Didier Sicard. Pourquoi ?
C’est faux, c’est même de la désinformation. Les euthanasies dites « clandestines » sont des morts, renseignées par les médecins dans des enquêtes systématiques. Un certain nombre de médecins rapportent des gestes médicaux avec une « certaine intention » de hâter la mort, comme le retrait d’un respirateur pour un patient en réanimation. Ce n’est en rien une euthanasie clandestine. Je le rappelle, dans l’euthanasie, ce n’est pas l’intention du médecin qui décide, c’est la décision du malade. Dans les cas d’arrêts de traitement, il est faux de dire ainsi que l’on est face à une euthanasie. C’est un mauvais procès, ce sont des décisions médicales prises dans des situations de fin de vie.
Quel est votre regard sur le suicide assisté ?
Je ne vois pas trop la différence avec l’euthanasie : dans le suicide assisté, c’est la décision d’un médecin, en fonction d’un malade, qui prescrit un médicament et le donne au patient. On me dit que ce n’est pas le médecin qui donne le médicament. Pour moi, c’est couper les choses en 4. En tout cas, les patients qui vont en Suisse sont les mêmes que ceux qui viennent nous voir.
En plus, je trouve que c’est le rôle du médecin d’accompagner le malade dans une démarche de bonne qualité. Le professionnel a un rôle à jouer, il peut permettre de calmer les angoisses, d’orienter les choses, d’améliorer le contexte.
Tout va donc bien en Belgique ?
Cela roule, on ne peut pas dire que tout est simple, car il s’agit d’une situation de fin de vie, mais cela permet d’éviter des fins de vie mal vécues par le malade et son entourage. Cela donne des fins de vie plus sereines, plus partagés. C’est une amélioration considérable.
La majorité des proches ne le regrettent pas, évoquant une bonne décision, juste et opportune. Oui, j’ai le sentiment d’une certaine justesse. Le nombre d’euthanasies augmente tout doucement, progressivement, mais on va vite arriver à un plateau. Vous savez, il faut un caractère particulier pour demander une euthanasie, en plus, il faut être dans une situation qui l’autorise. De fait, cela restera toujours une minorité de personnes qui choisiront cette voie.
Y a-t-il assez de praticiens pour les faire ?
Oui, mais la confrontation avec la mort n’est pas facile, même pour les médecins. Même des spécialistes, souvent confrontés à la mort, comme les oncologues, vont parfois transférer leurs malades plutôt que de le faire eux-mêmes. Dans la loi belge, n’importe quel médecin peut les pratiquer. Les médecins généralistes le font. Cela bouge, cela se répand. Ils commencent à prendre les choses en main. Les gériatres sont plus frileux.
Y a-t-il beaucoup de demandes d’euthanasie de personnes âgées ?
Au début, il y en avait peu, les demandes d’euthanasie des personnes âgées n’étaient pas nombreuses. Aujourd’hui, il y en a en plus, la moyenne d’âge augmente.
Et c’est possible ?
Elles n’ont pas de maladies mortelles, mais elles sont considérées comme pouvant avoir des polypathologies. Et de ce fait, elles peuvent estimer que leur situation devient à un moment insupportable. Les personnes âgées font donc des demandes, parfois difficiles à évaluer. Personnellement, il faut que le discours soit bien construit pour que j’y adhère : si j’ai face à moi quelqu’un qui en a juste un peu assez, alors je ne marche pas.
Est-ce que la place des proches vous paraît claire ?
Elle est, en tout cas, essentielle. Car on doit pouvoir échanger, parler de la mort d’un proche qui s’annonce. Il est vital d’en parler avec la famille, et cela aide souvent dans l’accompagnement. Quand il y a un décalage entre les proches et le malade, on en parle, on l’évoque. C’est cela que l’on recherche : parler de la qualité de la fin de vie. C’est la possibilité de partager un scénario de fin de vie. Et dans mon expérience, si on a pris le temps, la famille est reconnaissante.
Je le redis, le patient décide, le médecin y consent. Je fais le geste seul, ou en présence des proches, selon leurs souhaits. C’est une vraie codécision.
Changeriez-vous néanmoins quelque chose dans la loi belge ?
On devrait pouvoir donner la possibilité au monde judiciaire d’intervenir quand les médecins n’ont pas bien fait leur boulot, ou que la décision a été mal prise. Actuellement, la loi renvoie le médecin devant une cour d’assises, c’est trop. Un seul cas a été jugé, et au final, les trois médecins ont été acquittés. Il faudrait la possibilité d’une procédure moins lourde pour revenir sur des euthanasies problématiques.
Recueilli par Éric Favereau et Véronique Fournier