Ce texte a été rédigé à partir d’une table-ronde du colloque « Post-vérité : la question de la crédibilité de la recherche scientifique à l’heure des “faits alternatifs” », qui s’est tenu début octobre à Bordeaux.
Ce qui me frappe après ces vingt mois de crise, c’est avant tout l’accélération et la légitimation du phénomène d’imposture et de négation de la rigueur scientifique. On a vu des spécialistes du cor au pied, de l’arthrose du genou ou de la prostate venir parler, sans honte ni compétence aucune, de santé publique, de pharmacovigilance ou des causes de la défiance française vis-à-vis des vaccins. Un mépris affiché des compétences et formations scientifiques. En ce sens, les « chercheurs » (du moins certains d’entre eux) ont, hélas, contribué au phénomène de désinformation, de dépréciation de la science ce qui, en matière de vaccin par exemple, se paie toujours cash.
Se taire
Il ne s’agit plus de discuter si les controverses scientifiques ont vocation ou non à se dérouler dans l’espace public, nous n’en sommes plus là. L’imposture, l’antiscience (qui va généralement plus vite que la science car elle ne s’embarrasse pas de méthodes ni de vérification) nous devancent presque toujours avec le risque de nous ringardiser dans une position de riposte et de justification. Quoiqu’il en soit, cette riposte doit être clairement et largement publique, mais ce n’est pas satisfaisant. Si l’on est un vrai scientifique du domaine, on peut, on doit anticiper. C’est la seule façon de reprendre la main, de redevenir les initiateurs du débat. C’est ce que nous avons, par exemple, fait avec Epi-Phare pour les vaccins anti-Covid, en publiant les chiffres de mortalité journalière dans les Ehpad avant le début de la campagne vaccinale ; nous voyions venir l’amalgame entre mort chez un vacciné et mort « due » au vaccin.
L’une de mes grandes surprises avec la crise Covid est justement le manque d’anticipation des autorités sanitaires qui aurait permis, dans bien des cas, un déminage préalable et de ringardiser les faux gourous et les marchands de fadaises. Pour ce qui concerne l’antienne complotiste « les experts ne sont même pas d’accord entre eux », il suffit de rappeler que les controverses et les polémiques sont inhérentes au débat scientifique ; elles sont même nécessaires si l’on prétend approcher la vérité. En revanche, il est fondamental que si un débat dérape, un arbitrage indépendant et insoupçonnable puisse être rendu et… entendu.
L’équilibre
Quand une polémique envahit la scène médiatique, il est difficile pour un scientifique de rester neutre, « au centre », d’exister sans prendre la position outrée, « à fond pour » ou « à fond contre », qu’affectionne l’opinion façonnée par les médias. Une parole nuancée garantit de ne plus être invité(e) sur les plateaux télé et de recevoir des insultes et anathèmes venant des deux camps. Une fois que l’on a compris cela, eh bien… on fait avec. La pire des choses serait de se taire dès lors que l’on a quelque chose à dire. Tant pis si c’est récupéré, déformé et sert à nous taper dessus.
La grande force de la dictature obscurantiste est justement de nous imposer une autocensure. S’agissant de l’industrie du médicament (le Big Pharma des complotistes), il faut tout autant dénoncer le cynisme des grands groupes pharmaceutiques, leurs connivences avec les échelons décisionnels, que réfuter les attaques infondées comme celle consistant à dire que les vaccins anti-Covid ont été développés « au rabais » et sont, de fait, expérimentés lors des campagnes vaccinales… Il est bien triste que, durant la crise de la Covid, le débat sur les médicaments de recours ait été aussi people-isé, caricaturé. La responsabilité n’en incombe pas qu’aux médias. Par exemple, pour rétablir la « vérité scientifique », on a envoyé sur le devant de la scène des « anti-Raoult primaires » quand il aurait fallu se recentrer sur les données de la science, sur des faits établis et incontestables. Résultat : des mois d’aboiements stériles et, à ce jeu, Didier Raoult ne craint personne.
Est-ce si nouveau ?
Certains semblent découvrir l’eau chaude… Ayant été à la tête d’un établissement d’enseignement supérieur, j’ai souvent été confronté aux polémiques scientifiques pouvant, parfois, toucher la post-vérité. Qu’il s’agisse de propos complotistes, négationnistes, créationnistes ou prétendus tels, d’accusations de fraude, de science dévoyée, de données falsifiées, volées ou maquillées, etc.
Comment réagir ? À nouveau, en recourant à un arbitrage indépendant et incontestable, mais aussi en anticipant, autant que faire se peut, l’émergence des polémiques et des contre-vérités. Cette démarche proactive, fondée sur l’impartialité et la compétence, devrait être la priorité des institutions publiques et des établissements d’enseignement supérieur.
La question des liens d’intérêts…
Dans le domaine de la santé, nous sommes dans une grande paralysie, avec une gestion qui est à la fois très connivente avec l’industrie pharmaceutique et limitée au très court terme par les cadres d’analyse imposés par Bercy. Pour le domaine du médicament par exemple, si l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est respecté, la bureaucratie sanitaire se félicite d’avoir rempli sa mission. Peu importe que les somnifères soient, chaque année, la cause de 20 000 cas de chutes avec fracture chez la personne âgée ou que le mauvais usage des médicaments coûte 10 milliards d’euros par an à l’assurance maladie française. Ce rapetissement de la pensée et du courage politique s’est beaucoup accéléré au cours de ces vingt dernières années et, paradoxalement, pour le médicament, depuis l’affaire du Médiator®. C’est un constat certes pessimiste mais pour autant, il n’y pas lieu de l’être car, de nos jours, clairement, les politiques suivent davantage l’opinion que la science ou, parfois, que le simple bon sens. Respectueux des institutions, nous avons mis trop de temps à intégrer ce paradigme. Ce n’est donc probablement plus au niveau politique qu’il faut travailler. Si les politiques suivent l’opinion, alors… adressons-nous à l’opinion. Cela peut heurter nos convictions jacobines et républicaines mais, comme dans le cas de l’écologie, il est des dossiers pour lesquels il est urgent de sortir des salons feutrés. Au-delà des risques qu’elle comporte, faibles si l’on se maintient dans son domaine de compétence et dans une démarche scientifique, la médiatisation est le meilleur moyen d’information et de pression pour court-circuiter l’inaction politique et collective. En ce sens, une interview dans Sud-Ouest peut être un levier beaucoup plus puissant qu’un article dans le New England Journal of Medicine.
Bernard Bégaud