Bel-Air est aussi coquet l’hiver que l’été. La quiétude y est presque ennuyeuse. Les terrains verdoyants incrustés entre les courts immeubles et petites cités construites au cours des années, de style simple et différents, offrent de la clarté, un espoir de déambulation champêtre entre course à la supérette, à la pharmacie, au bureau de tabac, à la boulangerie, au centre socioculturel, à la poste. Tout y est, on dirait presque un jeu de construction pour enfant qui crée son monde parfait. La population peut s’y soigner, peut éduquer ses enfants, les garder, et les vieux y sont à l’abri. Un quartier, qui porte le même nom que tant d’autres quartiers plus prestigieux dans le monde, en hauteur toujours
Qui s’inquiétait de l’avenir de ses petits-enfants et surtout des vieux ? La petite mairie du quartier distribue fiches individuelles de naissance, papiers administratifs courants et le CCAS (centre communal d’action sociale, ndlr) distribue repas, aide sociale. Au Nouvel An, ils parlent d’avenir avec Madame la Maire et se félicitent du bon fonctionnement du service social et de ses centenaires protégés dans ces logements dont les salles de bain ont été refaites il y a peu d’années, où les animations se déroulent dans une ambiance bon enfant, où le personnel fidèle veille avec compétence sur ces vieux aussi administrés de la ville de Poitiers. On les croise dans le quartier, marchant tant bien que mal vers les cabinets de soins, ou le bureau de tabac, ou chez la coiffeuse, ou juste en promenade. Certains vieux vivent dans le foyer depuis plusieurs années et s’y sont installés pour leur dernier parcours de vie, leurs enfants souvent pas loin, leurs amis proches aussi. Et si les solitaires s’y sont installés, ces derniers ont créé dans le lieu des liens entre résidents et avec le personnel, soit sur place, soit avec les personnels extérieurs, pour la plupart soignants. Une vie presque idyllique jusqu’à ce qu’un tsunami bouleverse cette tranquillité presque trop parfaite.
La mairie décide de fermer
Début février une annonce a été faite aux résidents du foyer. Ils doivent partir, au plus vite. Il faut vider le foyer. Aux vieux de faire les cartons, de quitter amis, habitués, habitudes, liens, les rêves encore possibles au bord de la fenêtre, celle qui donne sur les petits pavillons et sur le centre socioculturel, la coiffeuse, l’infirmière attentive et fidèle, le docteur présent à l’appel, la secrétaire là depuis des années…
Qui aurait imaginé qu’à l’âge du repos, ces vieux allaient encore devoir tout changer dans leur vie déjà si rétrécie, fatiguée pour certains, cabossée pour d’autres ? Qui leur a fait part de ce tremblement de terre ? Qui les a fait participer à ce devenir ? Qui s’est octroyé le droit de décider à leur place, eux qui ont tant vécu, parfois survivants encore de temps de guerres, citoyens de toujours et surtout vivants ? Qui n’a pas envisagé de créer une structure accueillant jeunes et vieux, sur un modèle architectural respectant l’autonomie, la convivialité, la protection, le droit de vivre comme tout citoyen ? Ils y réfléchissent bien sûr, font des réunions, mais sans les vieux ou prétendent vouloir le faire dans de beaux articles. Le CCAS explique son choix après l’annonce, un choix qui, dit-il, « interpelle ». La mairie décide de FERMER. Annoncer n’est pas une mince affaire.
Sidération et traumatisme
Avant l’annonce se déploient des rapports, des comptes, des objectifs, cela prend du temps, mais on découvre, on apprend, on vérifie, puis on sait. L’administration, c’est comme une maladie, cela couve à bas bruit ou bien c’est fulgurant. Annoncer une crise, c’est annoncer une reconstruction, c’est annoncer de la rupture, de la perte, peut-être un avenir si on accepte de se projeter dans l’autrement, une épreuve de découverte, de renouveau, d’efforts et de risques. « L’annonce, même préparée, fait toujours irruption. Les mots de l’annonce tuent. Psychiquement celui qui les reçoit et inquiètent par avance celui qui sait qu’il devra les dire », écrit Martine Ruszniewski1. Comme pour la maladie grave, annoncer de quitter leur lieu de vie même pour des centenaires, provoque de la sidération et un traumatisme qui génère de la révolte, de la colère, de la dépression, de l’incompréhension, d’autant plus que les personnes sont exclues du pouvoir de décision. Cela vaut pour les vieux comme pour le personnel qui en prend soin. La violence de l’annonce éclabousse tous les acteurs de la situation. Devant le désespoir des vieux, le personnel est aussi touché – il perd aussi son emploi – et subit la sidération de l’annonce face à laquelle ils développent un processus de défense, déni, agressivité, la régression, la prise de pouvoir, le clivage entre espoir et désespoir, le déplacement des angoisses. Ainsi, les soignants n’ont jamais été autant sollicités pour des petits soins qui se déclarent faute de pouvoir réagir contre une telle impossibilité d’avenir, contre la perte de liens, contre l’insécurité brutalement dévoilée.
Une incroyable décision
Voilà une incroyable décision à l’heure où les discours politiques et sociaux sont tonitruants sur le rappel à l’humanité, la bienveillance, le rappel à prendre soin des jeunes et des vieux. La distorsion entre les faits et les discours n’est-elle pas une double violence de part et d’autre ? Rappelons que la mairie est de gauche écologiste. Les opposants s’emparent donc à grands cris de cette distorsion. L’angoisse de l’annonceur ne justifie pas le fait de ne pas avoir préparé en amont la décision, de ne pas envisager d’autres lieux prêts à accueillir les fragiles avec respect. De ne pas les avoir intégrés dans les discussions et décisions, comme usagers et citoyens, rappelons-le, vivants. Les décideurs, là, n’ont-ils pas dénié la vulnérabilité des résidents et néanmoins leur pouvoir aussi de décision sur leur propre vie ? Ces décideurs, prônant l’humanisme, ont-ils oublié que les vieux sont humains ? Ont-ils oublié la réflexion et la créativité pour reconstruire avant de détruire ? Certes le contexte actuel économique et l’énergie devenue coûteuse, les évolutions budgétaires étatiques restreignant les aides sociales ont fragilisé le CCAS qui s’engage pour la solidarité. Les institutions se renvoient ainsi la responsabilité de cette fragilité. Les vieux en sont les premières victimes. Le CCAS est en déficit malgré le soutien de la mairie. Entre vérité et méconnaissance des personnes, le CCAS pris à la gorge, dit que les vieux préfèrent rester chez eux, ou aller en Ehpad quand l’autonomie n’est plus. Qui souhaite aller en Ehpad ? Comment se fait le choix d’aller en foyer-logement ? Je défie d’interroger les vieux et d’apprendre qu’ils préfèrent rester chez eux, si le personnel est disponible à domicile. Or celui-ci a un coût. Malgré les réassurances du CCAS et de la mairie, pour offrir un soutien total aux délogés, le doute demeure quant à ce soutien et au soin porté au choc de l’annonce et du déplacement de la population qui ne se fera pas sans difficulté. Car, si le foyer en question, d’autre part, est bourré d’amiante, on suppose que les autres foyers le sont aussi. Il y a peu de places en institution, alors où se fera le relogement ? Le déplacement du personnel ?
Le déficit du CCAS n’est pas une découverte soudaine, l’amiante non plus. Pourquoi avoir attendu ? Pourquoi avoir annoncé la fermeture du jour au lendemain sans mesurer l’ampleur des dégâts psychiques et matériels de l’annonce ? Les vieux, comme la petite enfance, ne peuvent être des victimes de l’économie. Ils n’ont pas de prix. Un État qui ne prend pas soin de ses marginaux, fous, vieux, fragiles, est un État qui devient inquiétant.
« J’ai choisi de quitter ma maison pour venir vivre mes derniers jours dans cette résidence, plutôt mourir que déménager une nouvelle fois », dit Mme C. âgée de 98 ans.
Pour certains, se lit dans leur regard dont le temps a atténué les lueurs, comme un relent de déplacement déjà vécu.
Un quartier sans petite enfance, sans vieux, les deux bouts de la vie, comment y investir de l’énergie, de l’espoir ? Aujourd’hui, c’est la perte, la dépression, le sentiment d’exclusion et déplacer une population fragile n’est pas sans poser de questions quant à l’humanité des décideurs. Le vivant n’est pas une histoire de décision administrative ni économique.
Brigitte Greis
1) Martine Ruszniewski, L’Annonce, Dire la maladie grave, Dunod, 2015 (246 pages)