Depuis que la loi sur l’euthanasie existe en Belgique, c’est-à-dire depuis 2002, des consultations d’euthanasie se sont développées un peu partout dans le pays. Elles reçoivent les personnes qui souhaitent accéder à ce geste pour vérifier si leur demande est conforme aux conditions requises par la loi et aux fins d’organiser les choses au mieux pour et avec elles.
Il m’arrive d’aller assister à l’une ou l’autre de ces consultations pour observer comment se nouent le dialogue et la relation entre le demandeur et le médecin autour de ce sujet délicat d’une demande à mourir. L’observation est d’autant plus intéressante que certaines de ces consultations accueillent des Français, qui traversent la frontière pour obtenir là-bas ce qui reste illégal chez nous. La façon dont ils expliquent leurs difficultés à se faire entendre en France est en général assez poignante…
Un méchant sarcome
Après plusieurs mois d’errance diagnostique, on lui avait annoncé le pire : la boule qui s’était installée dans sa joue n’était ni un lipome ni un kyste, mais un méchant sarcome qui promettait de devenir rapidement ravageur. Il fallait intervenir chirurgicalement vite et largement : il fallait enlever la masse cancéreuse, mais aussi une bonne partie de l’hémiface atteinte : la joue, le maxillaire supérieur, l’aile du nez, l’œil, l’arcade sourcilière. Le chirurgien avait dit que si l’on arrivait à être radical, cela permettrait d’avoir de bonnes chances de guérir. Il avait ajouté que la chirurgie réparatrice faisait aujourd’hui des merveilles, et qu’il pourrait récupérer une apparence faciale tout à fait acceptable, moyennant quelques interventions supplémentaires. Mais voilà, il n’en voulait pas de cette chirurgie. Il n’arrivait pas à se faire à l’idée d’une telle mutilation. Il l’avait dit au chirurgien qui lui avait répondu que c’était la seule chose que l’on pouvait lui proposer, il comprenait bien que le chemin annoncé était difficile, mais il ne voyait pas le moyen d’y échapper… C’est alors, que notre homme avait décidé de prendre le train pour la Belgique. Il voulait savoir si l’euthanasie là-bas pourrait être une option le jour venu… Quelle tristesse que personne en France n’ait pu lui dire les mots qu’il entendit ce jour-là et lui permirent de continuer de vivre encore !
Sa vie n’était plus une vie
La deuxième patiente de la consultation fut une femme de 75 ans environ, souffrant d’une maladie de Parkinson. Pour les médecins que nous étions, mon collègue belge et moi-même, elle n’avait pas l’air d’être encore trop atteinte, si bien que la force de sa demande surprenait un peu. Mais pour elle, les choses étaient claires, le déclin lié à la maladie faisait que, depuis plusieurs mois déjà, sa vie n’était plus une vie. Ce n’était plus supportable. Elle ne pouvait plus rien faire de ce qui nourrissait son quotidien autrefois : lire, écrire, regarder la télévision, sans parler de sortir, voyager, être autonome et participer à la pulsation du monde. Il fallait que cela s’arrête. Il apparaissait clairement que si elle demandait à mourir, c’était davantage au nom d’un certain état dépressif qu’au nom de sa maladie de Parkinson. C’était du reste dans ces termes que les médecins qui l’avaient envoyée en consultation posaient la question : pouvait-on considérer qu’elle entrait dans les conditions requises par la loi alors que ses difficultés dominantes étaient d’ordre psychique et non d’ordre purement neurologique ? Sa nièce l’accompagnait. Elle confirma que sa tante avait toujours été très active et qu’elle ne se ressemblait vraiment plus : depuis quelques mois, sa vitalité était réduite à néant. Elle passait ses journées seule, dans sa chambre d’Ehpad, à ne rien pouvoir ni vouloir faire. Ses proches faisaient ce qu’ils pouvaient pour elle, elle n’était pas isolée, elle avait un frère très attentif et soucieux d’elle, sans compter qu’elle aussi, la nièce, était très présente. Tous les deux, qui étaient ses plus proches, comprenaient sa demande. Cela les rendait tristes qu’elle veuille en finir bien sûr, mais ils n’étaient pas à sa place, elle seule pouvait dire si sa vie était encore vivable. Si elle la considérait comme devenue insupportable, ils étaient prêts à l’accompagner dans sa décision. Qu’en pensait-il, lui, le spécialiste ? Les médecins de sa tante n’étaient pas tous d’accord entre eux. Le médecin traitant et le psychiatre étaient plutôt pour, mais la neurologue était très contre. On attendait son avis.
« Est-ce que vous accepteriez, docteur ? »
Puis, ce fut le tour d’un homme arrivé au stade terminal d’un cancer oropharyngé. Très amaigri, fatigué, le visage émacié et déformé par une grosse tumeur qui lui rendait la parole et la déglutition difficiles, il était parfaitement conscient de son état. Il avait compris qu’il n’en avait plus pour longtemps, d’autant plus, ajouta-t-il, que l’on venait de lui découvrir des métastases pulmonaires et cérébrales. Il était adressé par son médecin traitant parce que l’oncologue lui avait dit quelques jours plus tôt qu’il ne pouvait plus rien pour lui. « Pourquoi venir me voir moi ? », lui demanda le collègue belge d’une voix douce. Les mots furent difficiles à prononcer. Mais le médecin ne voulait pas se substituer, il insista. L’homme dit alors : « Que va-t-il se passer si cela devient trop insupportable ? Y aura-t-il quelqu’un pour m’aider ? » ; « Vous aider à quoi ? », reprit le médecin. « J’ai le forfait soins palliatifs, répondit l’homme, avec trois passages infirmiers par jour. Mais si, quand même, cela devient trop dur ? S’ils n’arrivent plus à me soulager, ou si je n’arrive plus à rien avaler ? » Sa femme vint à son aide : « Vas-y, dis-lui ce que tu voudrais ! » Et lui, après à nouveau quelques instants de silence : « Je voudrais être sûr de pouvoir avoir l’euthanasie si cela devient trop dur. Et je voudrais aussi que cela puisse se faire chez moi, c’est là que je suis bien, avec ma femme près de moi. » Elle ajouta que le médecin traitant était d’accord mais qu’il n’était pas chaud pour le faire lui. D’ailleurs, il préfèrerait que son patient soit hospitalisé au stade où il en était. Mais eux ne voulaient pas. Ils souhaitaient vivre ces ultimes instants ensemble, proches l’un de l’autre, chez eux. « Est-ce que vous accepteriez, docteur, de venir vous à la maison… au moment où… pour l’aider à partir ? »
« Je suis venue pour anticiper »
Une vieille dame, enfin, entra dans le box de consultation, toute joviale et déterminée. Elle était accompagnée de sa fille. Elle raconta qu’elle avait 91 ans, c’était beaucoup, certes elle était encore joyeuse de vivre, mais le quotidien devenait de plus en plus difficile, elle marchait de moins en moins bien, ne sortait plus toute seule, était de plus en plus souvent agressée par de violentes douleurs articulaires. « Tant que je me suffis à moi-même, je veux bien continuer, dit-elle, mais le jour où je ne pourrai plus bouger, où j’aurai besoin d’aide pour tout, je voudrais partir. Je ne veux pas qu’on me lave. Je ne veux pas aller en Ehpad. Je ne veux pas aller vivre chez ma fille. Je suis trop indépendante. Et puis, elle a sa vie. Je ne veux pas être un poids. Pour l’instant, cela va encore. Mais je suis venue pour anticiper. Cela fait longtemps que je me dis que je voudrais une mort choisie. Je suis très seule maintenant. Le moment se rapproche. Toutes mes amies sont mortes avec cette foutue pandémie. À mon âge, plus personne ne me téléphone. Je m’ennuie. Je ne vois plus personne. Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ? Le jour où je serai décidée, vous croyez que l’on m’acceptera ? Est-ce que je remplis les conditions de la loi ? »
Être entendus sans jugement
La consultation ne désemplit pas. Visiblement, elle répond à une demande. Il est manifeste que tous trouvent là au moins un apaisement. Pourquoi ? Parce qu’ils sont invités à parler, et qu’ils sont entendus sans jugement, à propos d’une question qui en est venue à les tarauder jour et nuit. Il leur est donné une réponse, tranquille, circonstanciée, claire : « Votre demande entre ou n’entre pas dans les possibilités ouvertes par la loi », pourquoi oui ou pourquoi non. « Si elle est recevable, voilà ce que je vous propose que nous fassions ensemble : vérifier si nous pouvons être convaincus à plusieurs, avec vos proches, et les médecins qui vous connaissent bien, en particulier votre médecin traitant, que c’est la meilleure façon dont nous pouvons vous accompagner le moment venu. Quant à moi, je respecte votre demande, mais à ce stade je ne vous connais pas suffisamment pour agir, il me faut rassembler les éléments qui me sont nécessaires pour arriver à consentir sans arrière-pensée à ce que ce que vous me demandez. Cela va prendre un peu de temps, mais pas trop, je vous le promets. De toute façon, c’est à vous qu’il reviendra de décider du moment. Aujourd’hui, c’est un premier contact. Pour mettre les choses en ordre. En attendant de rassembler tout ce qui est nécessaire pour agir, que pouvons-nous faire pour vous aider à profiter au mieux du temps qu’il vous reste ? »
Ne pas se presser
Du côté des demandeurs aussi, le dialogue s’installe souvent de la même façon. Hésitante pour commencer, le temps qu’ils découvrent leur interlocuteur et que ce dernier les mette en confiance. Puis, les mots qu’ils utilisent ou la douleur qu’ils expriment se ressemblent. Ils disent que leur vie n’est plus une vie, ne leur ressemble plus, ils n’arrivent plus à l’habiter, ou encore qu’ils viennent pour le jour où cela n’aura plus de sens, ni pour eux, ni pour leurs proches. Ils ne sont jamais pressés. Ils viennent déposer leur demande, vérifier que cela puisse se faire, rencontrer celui à qui ils vont confier leurs derniers instants, prendre date. Beaucoup donnent l’impression de se sentir coupables, ou un peu honteux de ce qu’ils ont à demander, on perçoit que cela ne leur a pas été simple de se décider à venir jusque-là. Peut-être est-ce pour cela que tous viennent accompagnés. Ils ont besoin de ce soutien à leurs côtés. Pourtant, ce n’est pas une obligation, ils auraient pu venir seuls. Pour le médecin, cela le rassure, il constate ainsi que leur plus proche a accepté de les accompagner. Cela veut dire qu’ils l’ont convaincu, que leur demande est pour lui compréhensible, acceptable, et aussi qu’ils ne seront pas seuls le jour venu, ils auront auprès d’eux une présence connue, aimante, solidaire. Lui non plus ne se presse pas. Il réfléchit, soupèse chaque situation. « Celui-là, me dit-il, en parlant de l’homme au stade terminal de son cancer, je pense qu’il n’ira pas jusqu’au bout… Il est de ceux qui ne veulent pas mourir, qui viennent pour se rassurer, mais qui continuent de vivre tout ce qu’ils peuvent encore vivre, jusqu’au bout du bout… »
Véronique Fournier