Nous sommes en juin 2022 et c’est la quatrième semaine que je passe à Castelnau-Montratier, entre l’Ehpad et la MAS. On m’appelle « la photographe » et de temps en temps « Hortense ». On me demande des services : faire des photos d’identité, reproduire des images d’archive, aller faire des prises de vue d’un lieu situé à quelques kilomètres, ou encore réparer du matériel photo, charger un film dans un vieil appareil qui n’a pas servi depuis des décennies. Ce rôle me satisfait parce qu’il a été choisi par les personnes. Je suis acceptée en tant que photographe, venant faire des photos pour mon projet, certes, mais aussi des images comme pourrait le faire un photographe de village. C’est une manière de m’intégrer à la vie des lieux. J’accepte de faire des photographies qui ne sortiront peut-être jamais de l’établissement. J’en fais également qui n’ont rien à voir avec le projet, mais j’y trouve de l’intérêt car je deviens utile et c’est l’occasion de parler autour des photographies, de mieux comprendre la place que la mémoire visuelle occupe pour ces personnes.
Hier, Jacqueline m’a demandé de retrouver des photographies du moulin de Boisse en ligne dont elle a des reproductions mais de mauvaise qualité. Nous avons donc convenu que je passerai la voir dans sa chambre pour lui montrer le fruit de mes recherches. J’ai retrouvé la trace d’un studio photographique toulousain en activité à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et qui a pas mal photographié cette région du sud du Lot. Nous trouvons plusieurs reproductions du moulin de Boisse qui fait partie du patrimoine local, cher aux habitant·es du coin. Jacqueline, qui a vécu un moment à Boisse, me parle du château où elle a été logée à son arrivée dans le sud, fuyant les bombes durant la Seconde Guerre mondiale grâce à la générosité de la propriétaire de l’époque qui a hébergé de nombreux réfugiés. Jacqueline m’indique d’où je pourrai le photographier au mieux : en venant de Castelnau, je dois m’arrêter avant le château et grimper le muret pour parvenir à avoir une vue de loin de la bâtisse. Elle aurait bien aimé m’y amener, mais elle ne se sent plus en état. J’irai comme promis faire cette photographie le lendemain ainsi qu’une du presbytère où elle a vécu après son passage au château.
Cette évocation des paysages-souvenirs me donne l’impression d’être face à patchwork d’imaginaires : nos discussions et les photographies qui en émergent donnent à voir des souvenirs de la vie d’avant, des représentations de leur vie ici ou encore des objets mis en scène ramenés de l’ancien lieu de vie comme des traces de ce passé dans le présent. La chambre de Jacqueline en atteste : elle a rapporté une vitrine avec quelques-unes de ses poupées et de ses œufs décoratifs sauvés avant que tout le contenu de sa maison ne disparaisse. Le jardin fleuri de son ancienne maison est évoqué à travers la décoration et le linge de lit : plusieurs tableaux accrochés au mur, un bouquet de fausses fleurs sur la table, un petit bouquet de fleurs naturelles sur la table roulante et le drap à motifs roses qui recouvre le lit. Jacqueline a aménagé sa chambre de manière à se créer un espace agréable et chaleureux.
Même si elle passe beaucoup de temps dans les espaces communs, elle se retrouve souvent avec son amie Ida pour y discuter. Témoin de ce moment de complicité entre elles, je demande à Jacqueline si je peux aller chercher mon appareil pour faire des photos de la chambre. Elle me dit « Faites ce que vous voulez ». Je saute sur l’occasion car j’ai très envie de les avoir toutes les deux dans le cadre, face à face. Elles m’aident à arranger un peu la chambre en sortant les pulls, en enlevant le ventilateur et la béquille. Je fais plusieurs photographies tout en les laissant discuter, j’espère en avoir une de bonne. Puis, je me place de leur côté pour photographier l’entrée ; celle-ci sera moins intéressante. Au moment de quitter la chambre, je demande à en refaire une sans elle, au cas où. Finalement, c’est celle d’elles deux que je conserverai. Elles sont comme très souvent proches, ensemble et complices. Elle se connaissent depuis longtemps et se sont retrouvées à leur arrivée à l’Ehpad. Elles se soutiennent et s’entraident pour surmonter la maladie et parfois leur tristesse d’être ici et non plus dans leur maison d’avant dont elles ont amené avec elles quelques souvenirs.
Hortense Soichet