Je travaille comme médiatrice sociale et culturelle au Kofi des barons, un café social et solidaire pour les personnes de plus de 55 ans et leurs aidants, dans un quartier en région parisienne. J’ai 38 ans.
Monsieur Kimongo vient pour prendre rendez-vous avec la permanence administrative. Il est venu sans papiers pour pouvoir exposer oralement son problème. Sa femme est hospitalisée pour une prise en charge longue durée en lien avec sa perte d’autonomie. Il va la voir une fois par jour. Depuis cette hospitalisation, Monsieur Kimongo et sa femme ont été mis sous tutelle. Il veut que j’appelle « la responsable ». Avec la stagiaire, on prend un crayon et on dessine pour essayer de comprendre la situation et identifier les différents acteurs et la chronologie. Je n’arrive pas à démêler les fils des informations. J’appelle la tutrice. Elle me répète un propos que je connais bien : Monsieur Kimongo comprend très bien, il ne veut pas comprendre (en réalité, Monsieur Kimongo n’est pas d’accord). Je lui demande s’il est possible qu’il obtienne les rapports annuels de gestion (j’espère trouver une entrée pour que Monsieur Kimongo puisse retrouver un droit de regard sur ses comptes). Elle me dit qu’il faut essayer de les demander par courrier auprès du tribunal. Monsieur Kimongo est très énervé. Il me dit que je ne comprends pas l’urgence de sa situation. En se levant pour partir, il nous dit : « Je veux savoir pourquoi j’ai été condamné et quand prendra fin ma condamnation. »
Une semaine plus tard, Monsieur Kimongo revient avec une enveloppe. Il en sort des archives personnelles : photos de mariage, lettres d’amour, photos des parents, de sa femme. Il étale les documents là devant moi. Il me demande de regarder et de lire.
Un petit espace d’aération
Monsieur Kimongo n’est pas revenu. À la permanence, il est bien souvent impossible d’agir. Les personnes y viennent pour trouver un espace de médiation et c’est littéralement la seule chose que l’on peut faire concrètement : mettre à distance l’institution et créer un petit espace d’aération pour des récits à la première personne.
À la permanence administrative, nous faisons le métier d’écrivain public qui est celui qui écrit pour ceux et celles qui ne savent pas ou peu écrire. En réalité, il ne s’agit pas que de remplir des formulaires et d’écrire des courriers. Nombre de situations sont, au début, incompréhensibles au regard de la procédure administrative.
Je me rappelle un rendez-vous avec Zahira pour sa demande de retraite. La caisse complémentaire lui demande d’informer les périodes incomplètes de sa carrière. Je lui lis les années concernées. Elle cherche dans son dossier et me tend des papiers. Ce ne sont pas les bons. À chaque fois que je dis une date cependant, Zahira raconte : sa grossesse, son voyage, son arrêt, la naissance de son fils, son divorce. On répète la même chose plusieurs fois, d’autres papiers, sans succès. Et Zahira encore qui raconte. Et moi qui la coupe à chaque fois pour lui dire « mais non, c’est pas ça, ne me raconte pas trop, il faut qu’on trouve ». Cette interaction se répète plusieurs fois et donne alors l’impression que l’on rejoue à l’infini une scène absurde. On part dans un immense fou rire.
Les temps à la permanence administrative montrent que les vies vécues ne sont pas prises en compte par les procédures de l’institution. Or, ce sont les situations vécues qui conditionnent la situation sociale à l’origine de la demande d’accompagnement. Je dois, dans un premier temps, faire disparaître le brouillard produit par les procédures administratives qui m’empêchent de comprendre la demande formulée. Ensuite seulement, je peux revenir à la démarche telle qu’elle est contrainte par l’institution administrative. Car si je commence par la démarche administrative, la personne obtiendra rarement ce qu’elle veut.
L’impression d’avancer dans un labyrinthe est augmentée par les effets de l’espace numérique. Les temps de la permanence ne sont immobiles qu’en apparence. En réalité, je navigue d’une fenêtre à l’autre, je clique sur de nombreux liens hypertextes et perd mon chemin d’arrivée. Il faut aussi retrouver les mots de passe des espaces personnels, les réinitialiser de nombreuses fois, chercher à qui est l’adresse mail associée à l’espace en ligne, appeler les enfants, une voisine qui a aidé une fois, l’assistante sociale.
La loi du « choc de simplification » lancée en 2013 a complexifié les chemins d’accès aux droits. Il ne s’agit pas d’une simple fracture numérique ou certains auraient accès à Internet et d’autres non. En lieu et place d’une interaction avec un expert de la caisse des retraites qui nous faisait avancer étape par étape dans la procédure en ayant une vue globale de celle-ci, il faut avancer seul·e, en s’orientant dans des dizaines de pages Internet, et cela sans connaître ni les effets de telle ou telle case cochée sur la suite de la démarche et ses résultats, ni les documents qui seront demandés à la fin de la démarche. Car le logiciel n’a pas la capacité d’avoir une vue globale du droit, ni la capacité de se projeter dans le futur. Il n’est codé que pour traiter de l’information en temps réel. Un traitement pourtant déterminant pour la décision future ouvrant l’accès au droit.
J’avais fait une demande de subvention à la CNAV pour financer des actions du projet du Kofi, dont l’accompagnement numérique et administratif. La demande a été refusée au motif que le projet n’était pas assez innovant. Les dispositifs administratifs numériques semblent être une réponse à l’incapacité des institutions à prendre en charge les individus vulnérables et à l’impossibilité pour les pouvoirs publics tenus à l’assistance de s’en décharger complètement.
Les dispositifs numériques rendent les personnes âgées incapables, quelle que soit leur mobilité : au lieu de pouvoir aller à un guichet, elles ne peuvent pas. C’est un sentiment d’impuissance que j’ai souvent observé à la permanence administrative du Kofi. En conséquence, les personnes deviennent dépendantes de leurs proches. Venir à la permanence m’apparaît des fois comme un moyen de créer de l’autonomie vis-à-vis de leurs enfants. Quand il est question d’appeler les enfants pour retrouver un code ou une information perdue, souvent les adhérent·es refusent. Ils disent qu’ils ne veulent pas les déranger. Mais je perçois aussi dans le maintien des corps derrière le bureau de la permanence une certaine dignité.
Le sentiment d’incapacité et la volonté de choisir malgré tout est quelque chose de partagé au Kofi quelle que soit la trajectoire de vie. Lors d’un atelier à l’occasion de la journée des femmes, je surprends une discussion entre Colette et Haris. Ce dernier lui explique les difficultés de l’emprisonnement dans le système carcéral. Colette, lorsqu’elle est venue la première fois au Kofi, avait dit en partant : « Je ne suis pas sûre de revenir, je ne crois pas qu’il y ait des gens comme moi ici. » Mais Colette est revenue et aujourd’hui, elle écoute Haris et hoche la tête. Elle comprend et parle à son tour de sa tristesse de se sentir incapable et de ne plus pouvoir choisir certaines choses : les professionnels de santé appellent maintenant directement son fils. L’espace politique du sujet vieux serait-il celui de la dépendance ?
Pour une politique de l’amour
Nous sommes partis en excursion à la mer. Nous avons repéré un point de vue à un phare. Mais à 1 km de la falaise, la route est coupée par une barrière et une interdiction de passage aux véhicules. Nous décidons collectivement de passer quand même. Jérémy, service civique, sort pour enlever la barrière. Nous passons, roulons jusqu’à la falaise, stationnons à côté du phare et sortons les tables de pique-nique. Au retour, un agent de la commune nous arrête. Je descends la vitre et je lui dis « C’est pour la barrière ? Nous venons depuis Paris pour voir le phare, nous sommes handicapés et nous ne pouvions pas passer. » L’agent regarde à l’intérieur du minibus, il observe chacun de nos corps pour vérifier que nous sommes handicapés, et bien sûr voit aussi les valides. Liliane lève alors son bras prolongé d’une canne, elle rigole et dit « oui, nous sommes handicapés ». L’agent nous dit qu’il aurait fallu avertir la mairie mais que ça passe pour cette fois. Je démarre et nous rions. Je sens de la légèreté dans l’air.
Cette scène nous donne à voir que la fragilité peut ne pas être un stigmate mais un lieu à partir duquel il est possible de construire une vie collective. Philippe Bataille parle de la vulnérabilité comme un espace politique total : « Plus le sujet est vulnérable, plus il est le sujet politique de l’action sociale en cours (…) : la vulnérabilité ne réduit pas la catégorie de sujet qui est, au contraire, le dernier pré carré du reclus et de l’exclu » (Bataille, 2020)1.
Lors d’un atelier lecture et conversation sur la tolérance, Louis nous explique que la tolérance n’est pas une vertu mais une nécessité pour vivre ensemble dans un même environnement. Alors que les sociologues pourraient nommer cette sociabilité une sociabilité primaire, qui se suffit à elle-même, et élémentaire, qui se tisse au quotidien à partir de bribes de gestes et de paroles (Besozzi, 2018)2, les discussions avec les adhérent·es du Kofi m’invitent à une autre lecture. Après l’écoute d’un texte d’Axel Honneth sur la reconnaissance (Honneth, 2013)3, Aimée exprime l’idée que la dépendance peut aussi être « l’expression d’un besoin vital d’amour, à condition qu’il soit partagé ».
Les notions de nécessité et de dépendance développées par Louis et par Aimée expriment le besoin du commun. La dépendance ne s’oppose pas ici à l’autonomie. Lors des ateliers lecture et conversation, une situation décrite comme contraire à l’autonomie est « lorsqu’on est incapable de répondre » et « incapable de se défendre » dans une situation où on se sent « jugé », « rabaissé ». Le contraire de l’autonomie ne semble donc pas être ici la dépendance à un autre, mais plutôt l’impossibilité d’exister à l’autre : l’impossibilité, comme on dit, « de se faire respecter » par l’autre, ou, pourrait-on dire aussi, l’impossibilité de se faire exister par l’autre. Le contraire de l’autonomie est ici l’isolement, et le contraire de l’isolement est ici l’affirmation de la dépendance comme une condition commune. Ainsi, petit à petit, les conversations au Kofi font apparaître la dépendance comme un nom possible de l’amour : sans autre échange que la relation elle-même.
Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité.
Gilles Deleuze (Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996)
Magdalena Brand
Médiatrice sociale et culturelle, enseignante vacataire en sociologie, docteur (CRESPPA-CSU)
1) Wieviorka M., Bataille Philippe (op. cit.)
2) Besozzi T. (2018). « La sociabilité quotidienne de personnes âgées dans un centre commercial, un loisir particulier ». Bulletin de l’association de géographes français, n. 95, 79-96.
3) Honneth A. (2013), La lutte pour la reconnaissance. Éditions Folio