Des vieux au café (1)

Le Kofi des barons, café social et solidaire

Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ?

Gilles Deleuze (Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996)

Je travaille comme médiatrice sociale et culturelle au Kofi des barons, un café social et solidaire pour les personnes de plus de 55 ans et leurs aidants, dans un quartier en région parisienne. J’ai 38 ans. La question qui se pose d’emblée est donc celle de la parole des vieux et des vieilles. « Les vieux, ce n’est pas qu’ils ne veulent pas parler, c’est qu’ils ne peuvent pas parler. Les vieux, ce sont toujours les autres. (…) Tant que l’on ne s’appropriera pas ce terme de vieilles et de vieux, on ne pourra pas défendre la situation de la vieillesse dans la société. Toute population qui est discriminée à un moment donné doit apparaître, même d’une façon péjorative. Pour pouvoir inverser cette proposition, il faut un préalable : constater que la parole des vieux n’existe pas. » (VIF, 2021)1.
Une option serait celle de compiler les témoignages des personnes qui viennent au café. Mais le témoignage ne bouleverse pas la séparation entre celui qui témoigne et celui qui parle, car celui qui témoigne le fait oralement, or la parole ici est écrite. Le dispositif de publication qui rapporte à l’écrit un témoignage oral renforce l’idée que le témoin n’a pas sa place dans l’écriture en tant que sujet.

À la place du témoignage, je préfère la narration qui vise à mettre en scène les relations qui se nouent entre moi-même, la narratrice, et les adhérent.es et visiteurs qui viennent au café. Ce dispositif d’écriture vise ainsi à me déplacer de la posture de la médiatrice. Ici je ne suis pas le média entre les vieux, les vieilles et les autres, ou inversement. Ici, je tente de parler avec (Spivak, 1985)2 celles et ceux que j’accompagne dans mon métier, en cherchant dans nos interactions quotidiennes des signes de la conjoncture : qu’est-ce que cette discussion vient dire du contexte politique et économique de la vieillesse aujourd’hui ?

La médiation sociale et culturelle est une profession financée par l’État à travers le dispositif « adulte-relais » des préfectures et a pour objectif d’améliorer les relations entre les habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville et les services publics. La médiation sociale et culturelle est ici définie, non pas seulement comme une pratique professionnelle, mais aussi comme un dispositif qui s’inscrit dans la conjoncture du travail social, sa politique et son économie, avec le développement de pratiques d’accompagnement social financées par des bailleurs publics dans des espaces privés, les associations. La situation du café social, espace intermédiaire entre le pouvoir public, l’espace collectif associatif et l’espace de la vie quotidienne, permet de voir à la fois comment les représentations sociales, le système économique et les politiques publiques font des « vieux malgré eux », mais aussi comment les vieux produisent un nouvel espace politique de la vie quotidienne.

Mais de quel vieux parle-t-on, lorsque l’on évoque la conscience d’être vieux ? (…) C’est un univers éclaté, difficile à penser comme acteur.

(Wieviorka, 2021)3

L’équipe du café social ne tient pas de statistiques sur les catégories sociales, socioprofessionnelles, ou les origines nationales des adhérent·es et des visiteurs. C’est à travers les interactions quotidiennes que l’intersection du sexe, de la classe sociale, de la race et de la vieillesse pourra être posée. Il s’agit donc de tâtonner à partir du quotidien pour faire de l’infra-politique (Scott, 2009)4. L’article partira des scènes quotidiennes au café pour répondre à cette question : quel est le sujet vieux qui existe au café et a-t-il un « univers éclaté » qui lui est propre ? Le ton de l’article est donc celui de la narration du quotidien à la première personne, qui assume la construction d’un lieu de l’action et de ses personnages, non pas comme des autres de l’histoire, mais en tant que protagonistes de ce qui se passe au café. Ils existent à travers leur langage, par ce qu’ils disent et ce qu’ils écoutent, et il sera peu question de rapporter la trajectoire sociale de chacun des protagonistes. Le contexte de cet article est d’abord un lieu que je définirai de la façon la plus matérielle, comme un lieu plus facile d’accès, un lieu au niveau du sol, donnant directement sur la rue, un « rez-de-ville » (Mangin, 2022)5. Le café est situé dans le quartier des Maures, une zone de la ville de Créteil construite dans les années 1990, en bout d’une zone délimitée « politique de la ville », sur un rond-point, entre un salon de coiffure et une entrée d’immeuble, en face d’une pharmacie et d’une sandwicherie, à une centaine de mètres d’un lycée général et professionnel. Le contexte de l’article est également celui des évènements depuis février 2021 jusqu’à aujourd’hui : l’épidémie du Covid, le couvre-feu jusqu’en juin 2021, le confinement d’avril et de mai 2021, et les mobilisations contre le projet de réforme des retraites. D’autres éléments de contexte seront mis en lumière par la narration : il s’agira de faire attention aux évènements de faible intensité (Farge, 2002)6 qui bouleversent les vies quotidiennes pour mettre en lumière la conjoncture de la condition sociale de la vieillesse.

Le Kofi

I – « Rentre à la maison, tu n’as pas le droit d’être ici, ici c’est le café de Mamie »

Le vendredi 23 décembre au soir. L’équipe salariée et des adhérent.es ont préparé une salle et un repas de fête à la veille de Noël. Nous avions longuement discuté dans l’équipe pour savoir si nous faisions le repas de Noël le soir du 24, certains salarié·es étant disponibles pour le faire. Mais nous avions pensé que tout le monde ne pourrait pas être là car, bien que certains restent seuls, pour la plupart c’est le jour où ils voient leur famille. Alors que la nuit est tombée et qu’on allume les bougies, Aïssa apparaît devant la porte mais ne rentre pas. Il a, à sa main, un sac plastique et j’entraperçois une boîte de chocolats. Je me souviens que cet après-midi, il avait laissé ses camarades de jeux de cartes au café, pour aller faire des courses pour la fête. Il me tend le sac et me dit que son fils a appelé et qu’ils l’attendent chez lui pour le repas, avec les petits-enfants. Je dis à Aïssa qu’il peut les inviter au Kofi pour le repas de fête. Aïssa me dit que non, ils voudront rester à la maison. Je comprends qu’Aïssa ne leur a pas parlé de la fête au Kofi.

Le temps des ami·es pour les vieux est peu visible. De nombreuses fois, des adhérent·es appellent au Kofi pour annuler leur venue à telle sortie ou activité, disant qu’ils ont la visite de leurs enfants. Je me souviens de ma grand-mère qui me disait qu’elle prenait plaisir à préparer notre venue au moins une semaine à l’avance. Mais nous avions un train à prendre et à l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable pour annoncer sa venue sur un trajet. Aïssa a plus de 80 ans et il vit à quelques mètres du Kofi, seul depuis le décès de sa femme. Il fait partie de la catégorie statistique des seniors les plus âgés qui voient davantage leur famille que leurs ami·es (Brunel, Eideliman, 2002)7. La vie quotidienne au Kofi nous renseigne que les sociabilités familiales et les sociabilités amicales peuvent s’entrechoquer arriver à l’âge de la perte d’autonomie, et que dans ce croisement, les sociabilités amicales sont invisibles. L’invisibilité d’un temps amical aux yeux de la famille rend ce temps inexistant puis impossible. L’autonomie peut être définie ici en creux. L’adhésion au temps familial n’incluant pas les espaces-temps vécus par Aïssa, la recherche des relations amicales devient une recherche d’autonomie. Les temps de sociabilité au Kofi ont une assise spatiale. Les adhérent·es passent au café sans y rester pour nous dire qu’ils vont chez le médecin, chez leurs enfants ou faire une course. Le Kofi s’inscrit ainsi dans les formes sociales du voisinage qui sont constituées de et par la spatialité (Membrado, 2003)8. Cet ancrage spatial construit un sentiment d’appartenance à un collectif, que de nombreux adhérent·es appellent famille : le Kofi c’est une famille. Une fresque qui couvre les murs du café vient renseigner l’importance de l’espace dans la possibilité de cette identification collective. C’est une œuvre d’un artiste originaire de la ville, Guendouz Bensidhoum, qui représente un quartier d’Alger. Guendouz Bensidhoum a grandi dans le quartier des Sablières, une ancienne cité de transit. Au fur et à mesure de mon travail au Kofi, le nom de ce quartier revient souvent. De nombreux adhérent·es y ont vécu comme adultes ou comme enfants. Tous racontent les liens de voisinage qu’ils y ont vécus et qu’ils n’ont jamais retrouvés ailleurs. Confinés par un mur entourant la cité, ils avaient fait des espaces intermédiaires du quartier des lieux de vie commune : la pelouse pour des repas partagés, les pieds d’immeubles pour des tables de jeux, les escaliers étaient des espaces de gestes partagés, pour aider une voisine âgée, même les fenêtres, pour descendre ou monter des paniers de repas. Le quartier des Sablières a été petit à petit détruit entre 2013 et 2018, dans le cadre d’une opération de rénovation urbaine (Attié D. 2020)9, et les plus anciens habitant·es ont été relogés dans des quartiers éloignés de Créteil et des villes alentour. Une adhérente du café, originaire de la cité aime venir au Kofi pour y retrouver ses amies. Sa fille l’accompagne en voiture une à deux fois par mois, quand elle peut. Elle est aujourd’hui dépendante du temps familial pour vivre des temps amicaux.

La fresque du Kofi renseigne un élément important : les liens extra-familiaux des vieux n’existent pas dans les projets de rénovation urbaine. Le quotidien des personnes qui viennent au café est contraint par une approche médicale de leurs besoins. Alors que je pensais que le temps des retraités était un temps libéré du travail salarié, je me rends compte que leur temps est contraint par le travail reproductif : leur quotidien s’organise autour du soin, soin des autres et de soi-même. Ceux qui sont autonomes annulent des sorties car ils doivent s’occuper de leurs petits-enfants les jours de semaine, lorsque les enseignant·es sont absents. D’autres annulent, car ils doivent accompagner leurs parents ou leur conjoint à l’hôpital. Ceux qui sont dépendant·es, annulent les sorties car ils doivent attendre l’aide à domicile qui a dû changer son emploi du temps. Le temps de la maladie prend le dessus. Je me souviens de Colette, excédée car l’hôpital a changé à trois reprises un rendez-vous parce qu’elle ne travaille pas. Colette se démène pour venir au moins une fois par jour au Kofi, parce que sinon « elle déprime ». Elle arrive à la fin de la journée, car il lui a fallu tout ce temps pour trouver les forces pour sortir. Elle ramène au Kofi ses papiers d’hospitalisation qu’elle étale devant elle. Elle relit ses notes. Elle est envahie par son agenda de rendez-vous à l’hôpital. Alors qu’elle se démène pour rester « dans la vie et dans la continuité » (Foureur, Fournier, 2022)10, le temps de la prise en charge de la maladie lui rend la tâche compliquée. Son temps est saturé par la gestion de son assistance hospitalière.

L’hôpital a fait une entrée inattendue au Kofi. Madame Djerbi vient pour la première fois, elle est complètement paniquée et me tend une lettre de l’hôpital adressée à son mari. Celui-ci l’attend dans la voiture garée en double file devant le café. Il s’agit d’une lettre de créance émise le 21 mai 2021 par la Direction spécialisée des finances pour l’AP-HP d’un montant de 5 288 euros. Monsieur Djerbi a été hospitalisé entre le 18 mars et le 7 avril 2021 pour une forme grave de Covid nécessitant une prise en charge respiratoire.
Entre l’hospitalisation et ce courrier, Madame et Monsieur Djerbi n’ont eu aucune information du montant de l’hospitalisation. Or, Monsieur Djerbi aurait pu bénéficier d’une complémentaire santé. Je passe différents coups de fil et parle avec la gestionnaire des frais de séjour et l’assistante sociale de l’hôpital, ainsi qu’avec l’agent des finances publiques de l’AP-HP. Tous m’expliquent d’une façon ou d’une autre qu’ils n’ont rien fait comme d’habitude car tout le monde à l’hôpital pensait que les hospitalisations du fait de la pandémie du Covid seraient prises en charge à 100% par la Sécurité sociale. Informés par la situation d’urgence nationale décrétée et par le bouleversement de leurs quotidien professionnel, les gestionnaires n’ont donc pas cherché à connaître, évaluer les couvertures mutuelles des patient.es puis à les informer des frais d’hospitalisation. Par la suite, ne voyant arriver aucune information de la part des autorités politiques de santé concernant la prise en charge des frais d’hospitalisation Covid, ils ont mis en attente la facturation des patient·es non couverts par une mutuelle ou une complémentaire santé. L’agent des finances publiques de l’AP-HP me dit que la non-prise en charge fut une décision « au plus haut niveau de l’État ». Une fois celle-ci prise, les hôpitaux ont déclenché les facturations et le temps paramétré des logiciels a été ensuite le seul à pouvoir décider. Lorsque je demande comment font les autres patient·es concernés, les gestionnaires administratifs me répondent qu’ils ont mis en place un échéancier pour s’acquitter de la facture11. Monsieur et Madame Djerbi n’ont pas été les seuls dans ce cas de figure (Godeluck, 2020)12. Cet évènement, à savoir la décision de non prise en charge à 100% des hospitalisations des cas grave de Covid dans le contexte d’une pandémie, n’a pourtant pas été documenté par les médias. L’information sur cette décision est apparue de façon éparse dans la presse à travers les factures reçues par les anciens patient.es, ou, en cas de décès du patient, par leurs enfants. Ces factures éparses me semblent pourtant mettre en lumière un tournant des politiques de santé : les malades sont responsables de leur état de santé, quelle que soit la conjoncture. Une approche qui condamne les vieux, les malades, les handicapés et leurs proches à supporter seul.es les effets de la maladie et des parcours de soin.

Le rapport entre le « encore jeune vieux » et le « vieux, très vieux » (Wieviorka 2021)13, c’est ce temps du soin et de la maladie. De nombreux adhérent·es s’occupent d’un parent moins autonome ou malade. Une étude montre qu’un·e aidant·e sur deux est retraité·e (DRESS, 2020)14. Si on rapporte cela aux chiffres du travail informel des aidants, cela revient à 2 millions de proches aidant·es retraité·es, dont la valorisation atteindrait 3,5 à 9 milliards d’euros (ministère des Solidarités et de la Santé, 2019)15. Dans la lignée des théories féministes sur le travail reproductif, il est nécessaire de poser la question du travail invisible (Arlene Kaplan Daniels, 1987) des vieux, pour désigner leurs tâches effectuées dans un espace privé, sans être considérées comme des activités productives contre salaire.
En lisant les statistiques sur la sociabilité familiale des personnes âgées, je me pose la question de la part de travail gratuit qui y est invisible. Lucie garde son petit-fils tous les mercredis pendant les vacances scolaires, les jours de grève et d’absence des enseignant·es. Hiba s’est occupée de sa petite-fille pendant tout le deuxième confinement pour permettre à sa fille de télé-travailler. Elle venait au Kofi pendant le repas du midi et en fin de journée. Si sa petite-fille la suivait, elle lui disait : « Rentre à la maison, tu n’as pas le droit d’être ici, ici c’est le café de Mamie. »

Magdalena Brand
Médiatrice sociale et culturelle, enseignante vacataire en sociologie, docteur (CRESPPA-CSU)

J’ai changé le nom du café et les prénoms des adhérent-es car le récit et l’analyse que j’en fais sont le reflet de ma perception et n’engagent donc que ma responsabilité. Je vous invite donc à aller sur le site internet du vrai café (https://associationffr.fr/elkawa-des-seigneurs/) et puis bien sûr à aller prendre un café sur place pour rencontrer les adhérent-es et l’équipe ! 

1) Carrier F., Fournier V, Favereau E., Foureur N. (VIF 2021, décembre). « Rien pour les vieux sans les vieux »

2) Spivak G. (2020). Les subalternes peuvent-elles parler ?

3) Wieviorka M., Bataille Philippe (VIF 2021, juillet). « Vieux : sujet ou acteur ? »

4) Scott J. C. (2009). La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Éditions Amsterdam

5) Mangin D. (VIF 2022, Février). « L’avenir de la rue, c’est aussi les vieux »

6) FARGE, A. (2002). « Témoignages et récit historique ». Sociétés et Représentations, n. 13, p. 201

7) Brunel M, Eideliman J-S (2022, juillet). « La sociabilité et l’isolement social des seniors ». Les dossiers de la DRESS, n° 98

8) Membrado M. (2003). « Les formes de voisinage à la vieillesse ». EMPAN, n. 52, pp. 100-106

9) Attié D. (2020, octobre). « Les Sablières : la dissolution d’une communauté ». Le Club de Mediapart

10) Foureur N., Fournier V. (VIF 2022, mai). « Que disent les vieux de leur vieillesse ? »

11) Nous avons accompagné Monsieur et Madame Djerbi pour que soit reconnu un Covid long et une Affection longue durée hors cadre, datée du premier jour de son hospitalisation, et ouvrant droit au 100% de prise en charge.

12) Godeluck S. (2020, août), « La lourde facture pour les malades du Coronavirus à l’hôpital ». Les Echos, 5 août 2020

13) Wieviorka M., Bataille Philippe (op. cit.)

14) DRESS (2020), « Les proches aidants des personnes âgées. Les chiffres clés »

15) Libault D. (2019, mars). « Concertation. Grand âge et autonomie ». Ministère des Solidarités et de la Santé, rapport

Des vieux au café épisode 2

Des vieux au café épisode 3