« C’est aussi ça vieillir, c’est s’interroger »…

Ce fut une scène étonnante. Comme si le lieu – en l’occurrence la Halle des Blancs-Manteaux qui a accueilli le Contre-salon des vieilles et des vieux du 17 au 19 novembre – s’était transformé en un vaste forum, une sorte de grand banc public, où les personnes âgées venaient s’asseoir, papoter, se reposer, discuter, mais aussi faire ou refaire le monde de la vieillesse. L’ambiance était simple, douce. « Je me sens bien, en tout cas à ma place », lâchait une vieille dame de 87 ans, ancienne professionnelle de la santé. « Rien pour les vieux sans les vieux », disait le slogan d’accroche de ce contre-salon organisé par le CNaV créé, il y a deux ans, ahuri par le fait que tout le monde parlait à leur place.

Lors de la conversation…

Au Contre-salon, il y avait majoritairement des vieilles plutôt que des vieux. Et le premier soir, une conversation, animée par Laure Adler, entre deux femmes hors du commun, Michelle Perrot, historienne, 95 ans, et Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, 83 ans. Un échange magnifique où se mélangeaient propos sur soi et mots vers les autres.
Extraits.

Michelle Perrot : Vieillir, oui mais d’abord ça m’ennuie.
Annie Ernaux : J’ai toujours eu l’impression d’être vieille… Quand j’avais 12 ans, je pensais que j’étais très vieille. En même temps, ce n’était pas un problème. Vieillir, c’est une histoire de corps, de force, c’est très concret. Voilà, c’est comme ça.
Michelle Perrot : Dans toute société, il y a toujours eu des gens plus âgés. Mais c’étaient des isolés. Cela devient une statistique quand on meurt collectivement, plus tard. La vieillesse, si on la considère collectivement, c’est une victoire, c’est une victoire sur la mort. On y va, certes, mais on l’envoie aussi un peu traîner… On ne peut pas séparer la façon que l’on a de vieillir de la société. Vieillir maintenant, ce n’est pas comme il y a vingt ans.
Annie Ernaux : La conscience du temps qui passe, c’est pour moi le signe du vieillissement.

Vieillir, c’est savoir que l’on ne saura pas

Michelle Perrot

Michelle Perrot : Mourir, c’est arrêter de savoir. Que va devenir ce petit monde qui m’entoure ? Vieillir, c’est savoir que l’on ne saura pas. Par moment, j’ai refusé la vieillesse. J’ai refusé de la voir, sûrement en m’agitant. À un moment je me suis dit « Mais on m’embête avec la vieillesse, on va m’obliger de penser comme une vieille ».
Annie Ernaux : Je suis devenue vieille, pendant le confinement, j’ai été rappelée à l’ordre… C’est aussi ça vieillir, c’est s’interroger. L’avenir est immense. La curiosité de ce qui se passe dans le monde, c’est le recours contre les pensées moroses. C’est aussi ça vieillir, c’est s’interroger. Dans chaque période de la vie, il y a des choses intéressantes.

Michelle Perrot : Ce qu’il y a de difficile dans la vieillesse, c’est qu’il y a le sentiment de la fin, on voit disparaitre des gens, c’est le plus terrible, des proches qui s’en vont… Et quand on en devient témoin, ce n’est pas très drôle.
En même temps, l’actualité me passionne, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui va se passer ? C’est passionnant. C’est ça qui nous pousse à vivre. Ce qui est pénible, c’est de ne pas savoir ce qui va se passer car on ne sera plus là. Mourir, c’est en somme arrêter de savoir. C’est pénible de ne pas le savoir.
Annie Ernaux : J’ai conscience d’avoir beaucoup vécu, mais je suis privilégiée, j’ai fait ce que j’ai voulu faire.
Michelle Perrot : On est privilégiée, il y a différentes vieillesses, il y a différentes espérances de vie. Nous sommes privilégiées, de l‘argent, de la culture… Avoir un capital culturel est une énorme chance. La vieillesse, c’est un monde immense, avec des différences considérables. 

Réussir sa vieillesse 

Annie Ernaux

Annie Ernaux : Il y a eu ce mouvement sur les retraites, cela montrait une conscience de ce temps à venir, un temps dont on voulait profiter. C’est nouveau, on peut se dire maintenant que l’on peut réussir ce temps à venir, on peut réussir cette dernière étape de la vie. Réussir sa vieillesse, en somme. Et ce n’est pas que personnel, cela peut, cela doit être d’apporter quelque chose à la société.
Michelle Perrot : On est ici beaucoup de femmes. La virilité, cela ne va pas trop avec la vieillesse. La féminité peut s’accorder de la vieillesse.
Annie Ernaux : Nous les femmes, on est habituées à être multitâches. Les hommes, en vieillissant, se laissent souvent aller. Le féminisme peut quelque chose à la vieillesse. Penser à la fin de vie est un projet. Nous qui nous sommes battues pour l’IVG, ce serait un choix que de s’engager dans le choix de la fin de vie.

Michelle Perrot : Comment les jeunes vont voir cette montée en puissance du nombre croissant de vieux ? Être jeune, aujourd’hui, ce n’est pas facile. Ne soyons surtout pas arrogants… La conscience de la vieillesse doit se faire aussi avec cette réflexion sur la jeunesse. Nous avons des choses à transmettre, mais pas de leçons à donner. La manière de faire vivre et de raconter notre histoire, de la partager, voilà, cela peut être une opportunité qui réconcilie les âges.
Annie Ernaux : La vieillesse a des avantages. Les choix sont faits, ce n’est plus à faire de choisir sa vie. J’accorde, peut-être, beaucoup plus de temps au présent, comme un coucher de soleil, un peu de vent dans les arbres, ou de voir grandir ses enfants, ses petits-enfants.
Michelle Perrot : Il y a aussi cette liberté nouvelle. On accorde, par exemple, beaucoup moins de place aux conventions. On s’en moque, on n’en a plus rien à foutre, je pourrais dire. Peut-être une nouvelle décontraction ?