La fosse aux peurs
En 2020, tout semblait accablant.
Des journées entières avec un tout petit nombre de mots qui circulait en boucle : virus, danger, mouchoir, vieux fragiles, sortie autorisée.
Une année où les univers protecteurs qui nous concernent s’effondraient soudainement. Que faire lorsque l’affiliation s’interrompt ? Que faire lorsque l’intervention sociale est suspendue, et que les peurs surgissent ?
Essayons de les rassembler. Essayons de les écouter. Souvenons-nous de ces longues soirées, des chiffres à la même heure, 349 morts en une seule journée, les gestes barrières affichés en photographie, se laver les mains, d’avant en arrière, entre les doigts, plus de 40 secondes, au savon. Des gestes à faire et à refaire, à répéter sur fond d’information quotidienne, une élection municipale sans élection, un vaccin rêvé, une autorisation signée de sa main, l’assentiment envers Monsieur Santé publique.
Tout semblait si harassant. On n’a plus envie d’en parler.
Pourtant, peut-on essayer de revenir sur cet événement-là : la peur ? Cet événement qui conduisait à penser que rien ne serait plus comme avant ? Et que ce « rien » découlait d’une lente désocialisation, que « l’abandon de soi » découlait de cette pauvreté relationnelle, les proches absents, un ensemble de conditions qui forment justement cette « fosse aux peurs » ?
Dans les corps séparés, dans ce mouvement d’enfouissement, cette succession de trous silencieux, quelques appels au secours parvinrent à de cellules d’écoute du conseil départemental de Seine-Saint-Denis. Des appels téléphoniques.
Comme ce message que me tendait une assistante, daté du 28 avril 2020.
« Madame Schian à peur car elle est asthmatique, épileptique. Son docteur est en arrêt depuis 7 mois. Mais pour avoir des masques, il faut une ordonnance. Elle n’arrive pas à avoir des attestations pour sortir. Elle aimerait bien avoir un masque lavable. Elle sort avec un châle sous le nez, ou avec les masques qu’on donne dans les avions. Avec l’APA (allocation personnalisée d’autonomie, ndlr), Madame Schian fait des courses. Mais elle n’a pas reçu le carnet pour le mois avril de l’ADPA (allocation départementale personnalisée d’autonomie). Soit 349 euros. D’habitude, elle le reçoit vers le 22 avril. Elle a été malade mais elle a eu peur d’aller à l’hôpital, car peur de mourir avec tout ce qu’elle voit à la télé. Pas de famille. Elle a pleuré au téléphone. Elle se sent seule, elle a peur. Elle ne sait pas écrire. Mal de pied et ne peut plus aller chez le podologue car il est fermé. Elle s’inquiète beaucoup pour le carnet et pour les masques. Elle a peur qu’en appelant le département, on lui coupe son aide APA. Elle préfère que la dame qui l’aide vienne le matin, plutôt que l’après-midi, car elle a peur d’être contaminée par les autres personnes. Elle refuse qu’elle vienne l’après-midi. Elle ne lui ouvre pas la porte. Besoin de parler. S’est sentie soulagée par l’appel. »
C’est un lundi de mars. Madame Schian se réveille avec pour seul volume sa chambre et sa cuisine. Dormir plus longtemps ? Non, l’heure du réveil est dépassée. Avoir peur d’ouvrir sa porte. Regarder le calendrier. Point de visite. Sortir ? Non, trop peur. Cela fait plus de quatre semaines que cela dure, mais le temps, on ne le sent plus, car il n’y a rien sauf cette peur.
En vingt phrases, tout est dit pour Mme Schian. La peur paralyse tous les services et les relations. La peur de voir le médecin, la peur de faire ses courses, la peur de ne plus avoir d’argent, la peur d’ouvrir sa porte à l’assistante de vie.
Comme de nombreuses femmes âgées autour d’elle, en Seine-Saint-Denis, c’est le grand vide. Coupée du monde, elle ne sent plus le temps. Il ne lui arrive plus rien, le vendredi ressemble au jeudi, le mercredi singe le mardi, le lundi colle au dimanche sans que rien ne les distingue.
Seul le téléphone et la cocotte-minute cassent cette glu de peur qui ne bouge pas à mesure qu’elle s’étend. Seules certitudes, le podologue est fermé, l’ascenseur est en panne, l’infirmière ne passera pas, le médecin est malade. Seules les factures bougent. Seule la chute au sol ferait événement. À 9 heures du matin, Mme Schian ne sait plus, à 12 heures, elle ne voit pas la moitié de la journée passée car c’est un univers sans mouvement. Comment chaque heure passe sans passer, avant l’heure suivante, très longue, allongée sans parvenir à compter le temps, temps nu sans prise, temps à regarder la télévision, le temps passe, à marcher jusqu’à la fenêtre, le temps passe.
Ces peurs découlent de ce fond illimité du temps, sans vis-à-vis, sans autre attache ni attachement, sans socialisation primaire.
En 10 lignes je rassemble les peurs entendues.
Peur de la peur, du virus, de sortir, d’aller à l’hôpital, de s’approcher de quelqu’un, de faire ses courses, de voir un médecin, de ne pas avoir de masque, d’oublier son masque, de le toucher, d’être abusé par un livreur, d’être seul tout le temps à la maison, d’être oublié par ses enfants, de ne pouvoir payer son loyer, de ne pas manger à sa faim, de ses retards de dossiers de renouvellement d’aide, d’être expulsé, que ses enfants viennent, que ses enfants ne viennent pas, des appels téléphoniques, de se retrouver sans appels téléphoniques, de se faire arnaquer au téléphone, d’être renvoyé en Algérie, d’une visite impromptue, d’entendre dix fois par jour les sirènes, de son mari trop nerveux, de ne pas connaître les consignes, de prendre une amende en sortant dehors, de perdre son allocation, de perdre son mari, de ne plus quitter son lit, de mourir.
Qu’est-ce qu’être protégé veut dire ? Cela veut dire un allègement de toutes ces terreurs. Cela veut dire des actions publiques pour « aller vers ». Cela veut dire de réfléchir à des procédures d’interventions d’urgence pour tous les métiers, sans exceptions.
Jean-François Laé
(avec un grand merci à David Goldzahl et Jonathan Deveyne, nos lecteurs)