À la brocante, un vieux mannequin, blanc et transparent

Un mannequin à la brocante

Me voilà à nouveau, encore chez les brocanteurs d’un coin perdu de Saint-Ouen. Comme un lieu d’ombre et de lumière de marchandises abandonnées, jetées, cassées et si étranges parfois. Ce jour, je cherche des gadgets de années 1960, minuscule poste de radio ou boîte d’allumettes géante, briquet à capuche, couteau électrique ou cendrier avec le nom de l’entreprise. Souvent des objets récupérés, achetés, volés, revendus, rapiécés, perdus sans trop savoir pourquoi. Tout un monde de la valeur ou plutôt, d’une survivance de la valeur.
Et ceux qui y traînent ! Des dizaines de gens étranges qui « déballent » vaisselle, sèche-cheveux, lampes de chevet, vêtements, bijoux ramassés dimanche dernier, un jour de choix pour récupérer au fond d’une ruelle. Parfois des papiers, cartes postales, des brouillons de lettres transportant de petits secrets à ciel ouvert que nous chassons depuis si longtemps avec Philippe Artières.

Les récupérations d’hier n’arrêtent pas d’encombrer les trottoirs. Les caddies à peine arrivés repartent. Ça s’entasse. Ça circule, ça échange, comme dans un vieux garage tout de vrac. La petite brocante.
De loin, je vois ce vieux dans sa chaise roulante (photographie). Je m’approche, je ne comprends pas. Je passe mon chemin à la recherche de mes années 1960 et ces gadgets qui me font rire. Mais je m’inquiète, qui est cet homme ? C’est quoi, cet objet ? Je pense immédiatement VIF, le V de VIF, le vieux. C’est la chaise roulante qui fait le vieux. La chaise est vieillotte aussi. Elle sent les années 1950. Elle porterait un indigent vers l’hospice ? Ridicule.

La transparence du vieux m’inquiète. Pourquoi ce bonhomme blanc pâle sur ce fauteuil roulant ?
Mais c’est quoi, ce personnage ? Un déchet de quoi, une récupération d’où ça, une pâte plastique pour quelle publicité ?
Je ne sais pas.
Sans réponse, je m’éloigne à nouveau. Cette image m’intrigue.
Un déclic ?
Le vieux blanc aurait pu être posé par hasard sur une carriole. Alors, ce ne serait pas un vieux ? Un mannequin alors… mais pour quelle fin ?
De plus près. Il n’a aucune main mais de bien grands pieds. Étrange, non ? Un amputé des mains ? Un mannequin d’apprentissage en chirurgie ? Une formation à la guerre et au transport des blessés. Bof bof. Non.

Regardons-le. Encore. Il n’a pas de forme masculine/féminine mais dans un neutre, ni fin ni gros, un peu carré tout de même.
Ah, j’y suis ! Évidemment, l’homme invisible ! 1975 ! La séquence de l’épisode où un scientifique invente une machine capable de rendre les choses invisibles ! Et ce fameux sérum qui permet de rendre visible ! Le mannequin serait venu des USA ? Non vraiment, ce n’est pas crédible.
Il sert à quoi cet homme ? Je le vois mal en devanture d’une boutique de chaussures ou de vestes de motards. Il n’a aucun visage présentable. D’ailleurs, est-il présentable ? Pas vraiment.
Utile, inutile, futile. Je cherche. Les articulations sont tellement massives, grossières, on y voit presque les boulons ! Ce vieux est vilain.

De quoi me parle-t-on avec cette masse humaine blanche ? Je m’énerve.
Je fonce à la caisse du vendeur : « Dites-moi, c’est quoi ce vieux là-bas ? 
– C’est pas un vieux, c’est un accessoire.
– Accessoire, oui mais de quoi ?
– Test de collision.
– Oui, mais encore ?
– On propulse un véhicule contre un obstacle pour observer le résultat sur le chauffeur. »
Merci monsieur. Je suis nul. J’ai donc été trompé par le cadre.

Vieux-jeunes-chauffeurs-blessés-motards-hommes invisibles, le sens dépend de l’enveloppe qui entoure le mannequin ; il découle des objets environnants, du cadre d’inscription.
Ce mannequin avait été posé là, par hasard, sur ce vieux siège roulant.
C’est bien le siège roulant qui fait le vieux.
Le mannequin est un artifice.

Faire les brocantes, c’est croiser des énigmes. Ne pas comprendre. Ne pas savoir. Ouvrir grand ses yeux sur du non-sens. Cette masse d’objets pleins d’histoires qui nous échappent.

Jean-François Laé