Les vieux, invisibles ou trop visibles ?

La pandémie que nous venons de traverser a révélé combien les (très) « vieux » n’ont pas leur place – ou si peu – chez nous. À les avoir rendus invisibles en les parquant dans des Ehpad souvent éloignés du bruit de la ville, nous avons mis plus d’un mois à réaliser que le Covid les faisait mourir plus souvent qu’à leur tour. Puis, les dégâts soudain devenant manifestes, la réaction fut encore plus brutale que le mal. Au prétexte de les protéger, il fut décidé de leur interdire sorties et visites, sans leur demander leur avis, au risque de les faire succomber cette fois de tristesse, d’ennui et de solitude. Certes, cette réalité n’a concerné qu’un petit nombre de personnes, puisque peu de vieux ont finalement besoin d’aller vivre un jour en institution. Mais elle en dit long sur la façon dont nous nous préoccupons du vieil âge et traitons les personnes âgées. 

(Dessins de Francis Carrier)

Un séminaire sur l‘invisibilité de la vieillesse s’est tenu à La maison vieille en Gironde, du 9 au 11 juin dernier. Deux des débats sont relatés dans cette édition de VIF. Pour mémoire, La maison vieille est une vieille ferme girondine, longtemps restée abandonnée. Elle est aujourd’hui destinée à devenir le centre d’un double projet, bâti autour de la (grande) vieillesse. Dès que possible, elle accueillera des (très) « vieux » en villégiature, pour des courts séjours de vacances, de huit à quinze jours, alors qu’il n’existe que peu d’endroits spécialement conçus et adaptés pour ce type d’accueil. Parallèlement, elle entend devenir un lieu dédié à la réflexion autour des enjeux de la vie vieille. L’ambition est de produire de l’intelligence collective sur ce sujet, qui reste pour l’heure mal connu, tant la possibilité de vivre très vieux est récente, et encore peu investie sur le plan politique comme citoyen. Une association s’est constituée pour porter ce projet.

Que sait-on des « vieux » et de ce qu’ils veulent ?

Entre insuffisamment de visibilité d’une part, ou trop de visibilité d’autre part, la vieillesse, ou le vieil âge, se sont donc brusquement invités à la faveur du Covid comme sujets de société. Peu nombreux étaient jusque-là ceux qui s’intéressaient aux « vieux », à leur rôle et à leur place, alors qu’ils sont pourtant et seront demain de plus en plus nombreux, vivent de plus en plus longtemps et deviennent avec l’âge de plus en plus fragiles, transformant à bas bruit nos perspectives collectives. Depuis la pandémie, il semble bien que cela change. Les ministres s’agitent, les projets de loi fleurissent, les rapports s’accumulent, chacun porteur d’une foule de propositions. 

Mais s’y intéresse-t-on de la bonne manière ? Et que sait-on d’abord des « vieux », de ce qu’ils veulent ? Leur a-t-on demandé leur avis ? S’est-on posé la question de qui ils sont, d’à partir de quand on est vieux, ou très vieux, de ce qu’est au fond la vieillesse, et de ce que c’est que de vivre l’expérience de la (grande) vieillesse ? Le risque est que les décideurs se contentent de répondre aux imperfections mises en lumière par la crise avec un catalogue de mesures, énoncées d’en haut, essentiellement dictées par la culpabilité, la bien-pensance, voire les impératifs des acteurs économiques du secteur, sans s’être penchés préalablement sur la façon dont les questions se posent réellement sur le terrain, non pas uniquement en termes organisationnels, mais d’abord en termes existentiels pour les uns, les premiers concernés, et ceux qui les accompagnent. 

Tel est le constat qui a été la toile de fond de ce séminaire. Le groupe rassemblait entre quinze et vingt personnes, des vieux mais aussi des jeunes, âgés de 30 à 95 ans, des hommes, des femmes, de toutes les origines disciplinaires (médecin, philosophe, directeur d’Ehpad, historien, journaliste, sociologue, Monique Pelletier, ancienne ministre, ou encore José Bluteau, maire de la commune où est installée La maison vieille). 

Une autre façon de penser la vieillesse

Pour nous, à La maison vieille, le rôle de la société ne saurait se limiter à mandater des soignants et des aidants, pour suppléer les pertes physiologiques et fonctionnelles qui émaillent le trajet biologique de la vieillesse. Ni à ne faire qu’organiser le maintien en vie de ceux qui le nécessitent, dans des lieux où les exigences du collectif l’emportent toujours sur le respect des personnes. Nous estimons que la philosophie qui sous-tend le modèle de prise en compte de la vie vieille, que nous avons collectivement laissé se mettre en place, est inadaptée. Elle trouve sa logique dans une approche essentiellement compassionnelle, se donnant pour vocation d’assister les personnes devenues vieilles, qu’elles considèrent de ce fait comme identiquement vulnérables et hétéronomes. Cette conception tend à effacer leur identité, ce qui les constitue en tant qu’être singulier. En Ehpad, personne ne se préoccupe de qui elles ont été, elles deviennent un résident parmi d’autres, quand ce n’est pas un client parmi d’autres, voire une source de profit. Niées dans leur singularité, elles laissent filer en quelques semaines ou mois ce qu’il leur restait d’autonomie : celles qui étaient encore capables de marcher ne le sont plus, et celles qui étaient encore continentes perdent cette capacité à laquelle elles tenaient pourtant plus que tout.

Tous, nous deviendrons vieux un jour. Est-ce cela, l’avenir qui nous attend ? Nous ne voulons pas de cette politique de la vieillesse fondée sur l’assistanat. C’est pourquoi il nous paraît urgent de nous engager à travailler et réfléchir ensemble à ce qu’être vieux veut dire, pour imaginer une politique telle que nous aimerions qu’elle nous soit destinée, à nous qui sommes pour beaucoup déjà vieux, ou plus si jeunes, et qui serons vite les très vieux de demain. Nous voulons nous employer à mettre sur la table du débat public une autre façon de penser la vieillesse, à partir de ce que nous découvrirons en allant à la rencontre de ceux qui la vivent déjà, et de ceux qui les accompagnent, pour inventer ensemble l’environnement et la société dans lesquels nous aimerions vieillir et dans lesquels nos enfants seraient heureux de nous voir vieillir. 

Véronique Fournier

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