Débat entre Michel Wieviorka et Philippe Bataille
Tous deux se connaissent et s’apprécient. Tous deux défendent une sociologie active. Michel Wieviorka, sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a aujourd’hui 75 ans. L’homme est attentionné. Il a dirigé pendant quinze ans le Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CADIS), avant de devenir administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Il a longuement travaillé sur le racisme et l’antisémitisme.
Philippe Bataille a pris sa succession, un temps au CADIS, travaillant en parallèle sur les sujets vulnérables, les malades par exemple, sur la fin de vie, les discriminations et, plus récemment, sur les vieux.
Si tous deux sont souvent d’accord, quelques différences pointent autour du « sujet vieux », comme le montrent leurs interventions. Des propos d’autant plus intéressants qu’ils sont comme à l’état brut, un moment de réflexion en cours, inachevé, autour de cette interrogation : qui est le sujet vieux ? Peut-il devenir acteur ?
Dessins de Francis Carrier
Les résistances de la société à la notion de sujet vieux
Michel Wieviorka
Voilà la question qui m’a été posée. Je n’ai pas fait d’enquête particulière ni de travaux sur ce sujet, mais il me semble que s’il y a beaucoup de réticences à la notion de sujet vieux, c’est parce qu’il n’y a pas d’acteurs vieux. La question qui se pose dès lors est comment passer de la notion de sujet vieux à la notion d’acteur vieux ?
Un univers éclaté
Mais de quel vieux parle-t-on, lorsque l’on évoque la conscience d’être vieux ? Les différences sont innombrables, il existe des différences sociales, territoriales. Il y a les migrants. C’est un univers éclaté, difficile à penser comme acteur. On se doit de noter aussi qu’il y a des catégories d’âges : quel rapport entre le « encore jeune vieux », qui est actif, qui peut même travailler, engagé dans des associations ou dans la vie politique locale – premier groupe – et ceux qui sont vieux, très vieux et ne sont plus agissant – deuxième groupe ? On pourrait même évoquer en leur sein les encore plus, les très, très vieux, et cela renvoie encore à un autre univers – je les laisserai de côté.
Face à cette dispersion, comment répondre à la question que l’on nous pose ? Être acteur. Plutôt que de prétendre répondre, il faut accepter de voir s’élever notre niveau de perplexité. Dans quelle mesure les vieux du premier groupe, qui sont toujours acteurs, peuvent-ils être susceptibles de prendre en charge les vieux du deuxième groupe ? Le passage à l’action doit-il se jouer entre ces deux catégories ? C’est ma première interrogation.
Pas d’action sans conflit ni tension
La seconde interrogation part d’un constat : je le dis avec mesure et précaution, mais les très vieux, mon deuxième groupe, ne sont pas pleinement capables de penser eux-mêmes leurs actions. Ils sont capables de penser leur situation, mais pour agir, ils sont dans l’hétéronomie, dans une certaine dépendance. Et si une action les concerne, ce ne sont pas eux qui vont la mettre en mouvement.
Pour autant, il y a l’entourage. Nous l’avons vu pendant le confinement, nous avons vu des personnes qui leur sont proches et qui se sont mobilisées pour eux. Et c’est parce qu’il y a eu cette mobilisation que l’on parle d’eux. C’est paradoxal. Heureusement, par exemple, qu’existent les Ehpad, avec leurs immenses carences, c’est grâce à eux que l’on a parlé des très vieux, autrement cela aurait été un silence.
Et j’en arrive à un autre paramètre : pour être acteur, l’existence d’un adversaire est souhaitable. Avec les Ehpad, il y a eu un adversaire que certains ont pu dénoncer, ne serait-ce que comme on a pu dénoncer l’administration, sur place, ou dans les directions des groupes concernés, ou dans certaines institutions officielles. Cela étant, quels sont plus précisément les adversaires ? Il faut y réfléchir, c’est essentiel : iI ne peut y avoir de l’action que s’il y a du conflit, de la tension.
Rendre le « vieux » acteur
Cela me conduit indirectement à aborder la question de la problématique du tri des patients dans les hôpitaux pour aller ou non en réanimation. Cette discussion, pas toujours bien menée, aurait pu conduire à un conflit de générations, à une opposition jeunes/vieux. Or nous avons assisté à un consensus étonnant : presque tout le monde était d’accord pour dire « priorité aux jeunes », si l’on doit trier. Mais cette question demeure. Le sujet « vieux » va-t-il s’opposer au sujet « jeune » ? Ou bien vont-ils débattre ensemble ? Articuler, conjuguer leurs efforts ? D’une certaine manière, le sujet vieux peut se transformer en acteur s’il pose la question en termes de génération, sans pour autant emprunter la voie de la guerre des générations : comment faire en même temps ? Nous sommes dans un pays qui se pose, entre autres, des questions de genre, de race, et maintenant, celle de l’âge et des générations. Peut-être cela conduira-t-il à rendre le « vieux » acteur…
Autre point néanmoins : il est difficile de construire une action s’il n’y a pas pour l’acteur un principe positif à mettre en avant. Or, il est difficile de trouver un principe à mettre en avant pour pouvoir s’opposer positivement autour de la question de l’âge, et pour faire en sorte que le sujet vieux devienne ainsi acteur. Que faire ? Nous avons sûrement à regarder dans l’histoire des mobilisations pour nous inspirer. Il y a des partenaires à trouver, des alliés possibles aussi, et d’une certaine façon ils existent ; il y a les familles, le personnel soignant.
Pour conclure : le vieillissement, ce n’est pas seulement le vieillissement du corps, c’est aussi la vision du monde. Comment la conscience du très vieux, qui est un sujet hétéronome, pas toujours lucide, ni même capable ou désireux de se projeter vers l’avenir, peut-elle se transformer et porter une action si ne sont pas clarifiées les questions de ses adversaires, ses partenaires, et sa capacité d’éviter ce qui pourrait apparaître comme une guerre des générations pour arriver à faire du sujet vieux un acteur ?
Quel espace politique pour le « sujet vieux » ?
Philippe Bataille
Je sors de trois ans de travaux et d’engagement associatif sur cette question. Qu’en dire ? D’abord, un constat : les vieux, quand on les croise, quand on les approche, ils existent, ils parlent. Et au fond, le vieux est un acteur, dont le problème est la société. Le problème, c’est le vieux en société.
Un sujet total, totalement sujet
C’est pour cela, quitte à surprendre, qu’à mes yeux, le vieux n’a pas tant de problèmes que cela. Il est dégagé de ses devoirs d’acteur social pour vivre en société. On peut être heureux en étant vieux, et vivre avec le personnage que l’on devient. Le vieux est avant tout un sujet qui défend autant qu’il le peut sa souveraineté, d’où l’importance du thème de la dignité ou du consentement. Plutôt que l’expression « acteur de sa vie », je dirais qu’il est l’auteur de son existence qui a un problème avec la société.
Alors, quel espace politique pour le sujet vieux ? Le vieux englobe tout l’espace politique, il est un espace politique en soi. Le vieux est un sujet total, il est totalement sujet. Le vieux est un sujet politique en soi, jusqu’à n’être plus que cela. Je le redis, plus le sujet est vulnérable, plus il est le sujet politique de l’action sociale en cours. C’est en tout cas la conclusion de mon travail : la vulnérabilité ne réduit pas la catégorie de sujet qui est, au contraire, le dernier pré carré du reclus et de l’exclu.
Le vieux est un sujet total que des vulnérabilités multiples emportent, avec le risque de voir sa dignité et son intégralité mises en cause. Or, c’est ce qui se passe jusqu’à l’outrage, autant à domicile qu’en institution médicalisée de vieillesse. Le problème est que plus vous êtes vulnérable, plus vous avez d’aidants, plus vous êtes fragilisé, le pire étant en institution. Il est par exemple invraisemblable de voir ces vieux chez qui tout le monde rentre sans frapper, notamment en Ehpad, comme si leur dernière demeure était libre d’accès. Sans résister, le vieux n’est peut-être pas un acteur, mais il n’en demeure pas moins un auteur.
Citoyenneté, sociabilité, santé
Dans ce contexte, trois thèmes apparaissent à mes yeux : celui de la citoyenneté, avec l’émergence de droits nouveaux, comme on l’a vu avec les droits des malades. La panoplie des droits est là, elle pourrait évidemment être retravaillée, redéveloppée, avec, bien sûr, un travail d’accessibilité à ces droits.
Deuxième thème, la question de la place du vieux dans la société, c’est-à-dire la question de son utilité en société. Le vieux, de fait, peut ne plus en avoir. C’est parfois fini. Mais pourquoi penser que tous s’en plaignent ? Au contraire, beaucoup recherchent encore plus de tranquillité et moins d’activités sociales, voire morales, comme s’agissant des obligations familiales qui peuvent se révéler fort fatigantes et plus à l’initiative des vieux eux-mêmes. Bien des vieux sont victimes d’une sociabilité à tout prix, comme la pandémie l’a bien montré en Ehpad avec une surmortalité exceptionnelle. Quand on a demandé à une très vieille dame quelle était sa plus grande difficulté dans sa vie, elle nous a répondu « se débarrasser de ses aidants, c’est cela le plus dur ».
Le troisième élément tourne autour de la santé, la quotidienneté de la santé, avec ces hauts et ces bas que le vieux traverse. Je vais faire une comparaison. Lors d’une consultation médicale, qui dure rarement plus de huit minutes en cancérologie, un patient voit sa vie sociale basculer en se rétrécissant : le cancer s’installant, elle peut s’arrêter. Dans une consultation en gériatrie de trente minutes, c’est le contraire qui se passe : le gériatre va écouter le vieux patient, en essayant de lui rendre la vie sociale encore possible, en faisant en sorte qu’il puisse aller au mariage de sa petite-fille. Le gériatre rend la vie sociale encore possible, de même que les institutions de vieillesse imposent un haut régime de sociabilité qui insupporte beaucoup de résidents, qui ne fréquentent pas les activités collectives ou qui souffrent de prendre leur repas en collectivité avec des cohabitations qui leur sont désagréables.
Croire au sujet vieux
En lien avec ces observations, je rappelle un fait historique que l’on tend à oublier trop souvent. Les vieux ont été sortis de la pauvreté, ce n’est pas rien. Collectivement, depuis le rapport Laroque, publié en 1962, qui a pointé leur situation économique dramatique, le changement est spectaculaire. Hier, les vieux mendiaient, et cette image de la vieillesse dans la misère est aujourd’hui dépassée. Peut-être que l’on a manqué les politiques de la vieillesse, peut-être qu’il n’y a toujours pas de politiques européennes adéquates, mais la vieillesse est sortie de la pauvreté. Ses conditions sociales d’existence se sont améliorées, même si tout est loin d’être parfait.
Ma conclusion est qu’il existe des solutions, il y a des raisons de croire au sujet vieux, tel un sujet qui se bâtit également à partir de sa connaissance de ses vulnérabilités et de son entourage, sans lui imposer d’être autre chose que ce qu’il est en étant soi. C’est possible. Les vieux se défendent déjà, ils résistent à bien des forces qui les occultent dans leur catégorie de sujet et d’auteur de leur existence. Quant à nous, sortons des modèles. Si l’Ehpad n’est pas un modèle, l’anti-Ehpad n’en est pas un non plus. Pour l’heure, nous manquons de préceptes d’une politique publique du sujet vieux. Je le redis, ce n’est parce que l’on est fragile socialement et psychologiquement vulnérable que l’on perd sa qualité de sujet dont l’espace politique se réduirait indubitablement. Au contraire, plus le vieux est vieux, plus il occupe l’espace politique qui le concerne directement ou indirectement. Le problème des vieux vient de ceux qui agissent en leur nom et à leur place sans connaître l’expérience de la vieillesse.
Philippe Bataille et Michel Wieviorka
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