On les avait quittés un rien invisibles, silencieux, repliés, fatalistes, laissant les autres décider et parler à leur place. Les vieux et vieilles avaient beau être de plus en plus nombreux dans la société, on ne les entendait pas beaucoup, ou juste un léger murmure. Au point que lors du scandale des maisons de retraite Orpea, aucun vieux n’avait pu prendre la parole, celle-ci restant confisquée par les experts, sociologues, voire directeurs en tous genres. Certes, il y a eu la création en 2022 du CNaV – dont VIF a été un des artisans – avec ce slogan « Rien sans les vieux pour les vieux ». Mais bon, qui pouvait croire qu’on allait, pour autant, les entendre ? Et voilà qu’en cette rentrée de septembre 2024, ils ou elles sont étonnamment un peu partout.
Des exemples ? D’abord, notre nouveau vieux-jeune Premier ministre, fringuant vieil homme de 73 ans. Ne vante-t-on pas, désormais, les mérites de l’expérience, et son long passé pour justifier sa présence ? Prendre de l’âge devient presque une qualité.
Ensuite, le magazine bien nommé Vieux. Avec en visage phare l’animateur-acteur Antoine de Caunes, voilà un magazine, lancé sur des bases grand public. Une revue pleine de stars et d’artistes pour clamer que certes ils sont vieux, mais ils sont en pleine forme, la vie est devant eux, et c’est un bonheur de vieillir. Indéniablement, c’est « tendance », non pas les rides, mais le fait d’en parler. Et assurément, il y a un public vu le succès du premier numéro. Notons, quand même, que les vieux de ce magazine Vieux sont étonnamment jeunes, vifs, actifs, toniques, et dynamiques. Ils ont des visages de soixantenaires en pleine action, avec cheveux blancs et barbes grises attractives. Cela fait penser à Notre temps, ce magazine grand succès du siècle dernier qui, pour attirer l’œil des vieux, mettait en couverture des photos de femme de plus en plus jeunes d’année en année : 70 ans, puis 60 ans, puis 50 ans, bref, des vieilles qui ne faisaient surtout pas leur âge.
Ils ou elles sont partout
Il n’empêche, ils ou elles sont partout. À l’image encore de l’étonnante pièce de théâtre de Mohamed El Khatib, La Vie secrète des vieux, gros succès au Festival d’Avignon cet été, et qui poursuit son triomphe au Théâtre de la ville à Paris lors du Festival d’automne. C’est, il est vrai, une pièce audacieuse, courageuse et légère. Une pièce aussi utile et attachante, dans le droit fil de l’association GreyPRIDE qu’a créée, il y a douze ans, notre ami Francis Carrier, pour redonner du « désir » aux vieux et veilles. Dans cette pièce, les acteurs sont des vrais résidents d’Ehpad (voir les entretiens faits avec eux). Ils ou elles racontent leurs vies, leurs souhaits, leur âge. Bizarrement, le public applaudit et rit à tout va, dans une drôle de connivence. Un public qui s’exclame lorsqu’une vieille dame lâche que son rêve c’est de se faire « griffer le dos », ou de se faire « enculer ». Il y a des moments magiques, mais il y en a d’autres qui déroutent, comme si le spectateur était au spectacle, en surplomb, suscitant ce sentiment de gêne que l’on peut éprouver, lorsqu’après la visite d’un proche dans un Ehpad, on repart en lâchant au résident visité, la voix un peu trop assurée : « Je reviens la semaine prochaine ».
Mais ne soyons pas fine bouche, cette pièce est audacieuse. Et constatons aussi qu’il n’y a pas que cette pièce. Depuis quelques temps, la vieillesse est presque devenue « artistique ». Rappelons-nous : en 2021, la pièce mise en scène par Alexandre Zeldin, au théâtre de l’Odéon, Une mort dans la famille, dans laquelle Marie-Christine Barrault jouait une résidente entrant dans un Ehpad. Plusieurs troupes de danse de vieux et vieilles se sont également créées, avec un succès certain. En 2022, à Chaillot, des danseurs de plus de 60 ans bousculaient notre rapport au corps dans le ballet « Over Dance », avec cet objectif affiché : il n’y a pas d’âge pour danser, tel était le challenge relevé par Rachid Ouramdane et Angelin Preljocaj, spectacle uniquement interprété par des danseurs de plus de 60 ans.
Mais pour dire quoi ?
On pourrait multiplier les exemples. Et les images. Les vieilles et vieux sont de sortie. Ils ont envahi une partie de l’espace public, si ce n’est dans la rue, du moins sur scène. Pour autant, des interrogations demeurent. Vieux et vieilles d’accord, et après ? Certes, on leur accorde la parole, même si dans bien des cas, ce ne sont pas eux ou elles qui la prennent, mais des médiateurs qui leur ouvrent un peu d’espace. Ensuite, ils ou elles disent bien sûr avec justesse « écoutez-nous », mais pour dire quoi ? Et pour le dire à qui ? Est-ce simplement l’effet générationnel de celles et ceux qui sont nés après-guerre et qui ne veulent pas lâcher les feux de la rampe ? Ou bien est-ce la manifestation d’une société qui s’éclate de plus en plus en catégories, genres, identités, où les vieux et vieilles rentrent dans le rang en voulant imposer leurs étiquettes ?
Surgit un risque, celui qu’à partir de cette visibilité nouvelle se construise un modèle identitaire, avec l’image du vieux ou de la vieille, bien dans sa peau, heureux et libre de ses choix, défendant ses propres intérêts, sorte d’électron d’une société de plus en plus libérale, composée d’éléments autonomes. Pourquoi ne dit-on jamais que les vieux ou vieilles sont aussi les acteurs essentiels de la solidarité d’un pays, faisant tourner à plein le monde associatif, donnant de la souplesse aux structures familiales en gardant tout simplement les petits-enfants.
Le mot vieillesse mélange différentes vieillesses, le retraité fringant et la personne au bout du bout. L’un comme l’autre ne sont ni une maladie ni une identité. C’est une autre façon d’être au monde, mais laquelle ?
Éric Favereau