« Quand le vieux devient fou, quand le fou devient vieux » : tel était le thème d’un débat entre un psychiatre (Victor Pitron) et un gériatre (Nicolas Foureur) organisé par l’association La Vie vieille, à l’occasion de la rencontre de Pellegrue. Extraits, avec des dessins de Francis Carrier.
Quand le fou devient vieux
(Victor Pitron, psychiatre)
Je suis psychiatre à l’Hôtel-Dieu à Paris. Je m’occupe de « vieux » aux urgences, où l’on m’appelle quand il y a des problèmes psychiatriques, ou dans les services de médecine. Je suis aussi chercheur en sciences cognitives. Dans ma thèse, je me suis intéressé à la perception du corps et ses anomalies dans les pathologies neurologiques et psychiatriques. « Vieux et fous à la fois », donc, comme aurait pu dire Brel.
Intéressons-nous d’abord aux vieux qui deviennent fous. Comment sont traitées les personnes qui ont des troubles psychiatriques lorsqu’elles deviennent vieilles ? En premier lieu, on peut noter que les grandes maladies mentales – schizophrénie, troubles bipolaires – ont plutôt tendance à se stabiliser avec l’âge. Ainsi, ces malades en vieillissant font-ils moins de décompensations psychiatriques aiguës. Les troubles anxieux et la dépression, eux, demeurent. Il y a aussi des maladies psychiatriques qui sont plus spécifiques à l’âge vieux, comme la psychose hallucinatoire chronique ou le délire d’Ekbom. Les troubles psychiatriques persistent donc, mais ne sont plus tout à fait les mêmes avec le grand âge.
Traite-t-on différemment les malades mentaux quand ils sont vieux ?
Je ne peux parler que de mon expérience clinique, qui est limitée car je ne suis pas spécialiste de gérontopsychiatrie. Toutefois, à mon sens, la réponse est oui, et cela par certains aspects. Par exemple, chez les vieux, on utilise des médicaments différents ou à des dosages moindres pour éviter au maximum les effets secondaires comme le risque de chute. J’ai aussi le sentiment que nous avons également moins tendance à proposer la psychothérapie. Pourquoi ? Probablement parce qu’il y a cette croyance, peut-être fausse, qu’en vieillissant, le psychisme devient plus figé et qu’avec l’âge, il y a moins de rebonds possibles par le travail de psychothérapie. Mais la différence la plus marquante, me semble-t-il, concerne le recours aux soins psychiatriques sous contrainte.
En psychiatrie, il nous arrive de contraindre des personnes à des soins lorsqu’ils nous paraissent indispensables, notamment parce que les personnes sont un danger pour elles-mêmes ou pour d’autres, et que les personnes ne sont pas en mesure de les accepter à cause de la maladie. Les soins sous contrainte suivent une procédure réglementée qui nécessite l’intervention de plusieurs psychiatres et d’un juge. Ils sont pensés comme étant au bénéfice du patient, mais nous savons qu’ils peuvent aussi être traumatisants.
Tant aux urgences que dans les services d’hospitalisation psychiatrique, mon expérience est que l’on a moins tendance à utiliser la contrainte de soins pour les vieux que pour les jeunes. Entendons-nous, si un vieux est un danger pour d’autres personnes, l’hospitalisation est bien sûr nécessaire. Mais lorsque le danger est pour le vieux lui‑même, un risque suicidaire donc, il me semble que les psychiatres ont tendance à moins contraindre aux soins. Pourtant, il a été maintes fois souligné qu’il y a davantage de suicides chez les vieux que chez les jeunes (un risque majoré par 3 entre 25 et 85 ans), en particulier chez les hommes vieux (un risque majoré par 5 entre 25 et 85 ans, Rapport Delaunay, 2013).
Quatre raisonnements possibles
Comment, dès lors, expliquer que les psychiatres paraissent moins enclins à faire usage de la contrainte pour soigner les vieux ? Il me semble qu’il y a au moins quatre raisonnements possibles dans l’esprit du psychiatre, qui ne sont pas exclusifs les uns des autres. Un premier raisonnement pour justifier de ne pas recourir aux soins sous contrainte s’appuie sur la balance entre le bénéfice attendu de l’hospitalisation et son risque potentiel pour la personne vieille. L’hospitalisation contrainte se fait dans des unités psychiatriques fermées dont les locaux ne sont pas toujours adaptés aux vieux (parfois pas d’ascenseur ou pas d’accès possible aux fauteuils roulants), où il peut y avoir d’autres personnes parfois agitées, et où il n’y a souvent pas assez de médecins généralistes pour assurer les soins corporels qui sont encore plus indispensables aux vieux, du fait de leur fragilité corporelle. Le psychiatre peut alors se demander : est-ce vraiment bienfaisant d’hospitaliser un vieux dans ces conditions ? Le bénéfice est-il réellement supérieur au risque ? Le premier doute vient donc des conditions d’hospitalisation en psychiatrie.
Le second raisonnement a à voir avec ce que nous avons appelé au cours de ce séminaire « l’invisibilité » de la vieillesse. La voix d’un vieux porte moins, il a moins la force psychique ou même physique de s’opposer et de résister au pouvoir médical. En outre, l’entourage familial du vieux, qui est souvent son appui le plus solide, voire dont il dépend au quotidien, se range généralement du côté du médecin. Lorsque le médecin pense que l’hospitalisation est nécessaire, le vieux n’a donc pas vraiment d’autre choix que de l’accepter. Le psychiatre n’a dès lors pas besoin de signer le certificat nécessaire à contraindre les soins : les soins sont contraints de facto par la seule parole médicale.
Un troisième raisonnement, plus cynique encore peut-être, entre dans une logique économique de disponibilité du système de soins. En psychiatrie comme ailleurs, les places sont chères. Il est possible qu’un psychiatre se dise, plus ou moins consciemment, que s’il prend un lit pour un vieux dans une unité psychiatrique fermée, il ne sera pas pour un jeune qui en bénéficierait peut-être plus.
Enfin, un dernier raisonnement peut être lié à la conviction propre du psychiatre quant au droit qu’a chacun de vouloir mourir dans des situations médicales extrêmes et incurables. Il est habituellement enseigné en médecine qu’une volonté de mort est le symptôme d’une maladie psychiatrique. C’est là une position partagée par beaucoup de psychiatres. Cependant, la loi aujourd’hui autorise le « laisser mourir » à la demande de patients qui souffrent de maladies graves et incurables. Que penser alors ? Faut-il systématiquement contraindre à des soins psychiatriques un vieux qui souhaite mourir parce qu’il est très diminué dans son corps et sans perspective d’amélioration ? Ici, les psychiatres sont laissés seuls face à leurs doutes.
Voilà donc quatre pistes pour comprendre pourquoi les psychiatres imposent peut-être moins les soins aux vieux qu’aux jeunes. Quoi qu’il en soit, rien ne peut justifier que l’on se désengage du soin psychique des vieux. C’est pourquoi il me semble qu’il y a une vraie réflexion à mener pour choisir collectivement quels soins psychiatriques nous voulons pour accompagner la vieillesse dans la société qui est la nôtre.
Et quand le vieux devient fou
Des formes plus ou moins cachées de contrainte de soins
(Victor Pitron)
Dans quels cas la vieillesse peut-elle favoriser la folie ? Je ne vais pas parler ici de la démence qui affecte durablement les capacités cognitives et peut aussi occasionner des symptômes psychiatriques, Nicolas Foureur en parlera plus tard. Je vais plutôt me focaliser sur le syndrome confusionnel, qui se caractérise par une perte de repères transitoire qui survient au décours d’une pathologie aiguë, par exemple un AVC ou une opération chirurgicale. Le syndrome confusionnel est notamment favorisé par l’âge, si bien qu’il est fréquent en gériatrie mais aussi aux urgences et en chirurgie. Au cours de cet épisode, qui ne dure souvent que quelques jours, le vieux peut perdre la notion du jour et de la nuit, déambuler, s’agiter, souffrir d’hallucinations ou de délires de persécution. Comment le traite-t-on ? On essaye d’abord de promouvoir un cadre de vie connu de la personne, avec des objets familiers, des photos de proches et la visite de la famille. Les médicaments psychotropes peuvent aussi être utiles. Mais parfois cela ne suffit pas et il arrive qu’il faille contraindre la personne aux soins pour traiter le syndrome confusionnel. On ne peut par exemple pas laisser une personne confuse déambuler la nuit alors qu’elle vient de subir une opération de la hanche qui risque de se compliquer. Émergent alors des formes plus ou moins cachées de contrainte de soins : le vieux est gardé à l’hôpital contre son gré, parfois attaché à son fauteuil ou à son lit, son traitement est ajouté au café à son insu, etc. À mon sens, le problème majeur est ici que la contrainte de soins se fait sans certificat médical ni contrôle du juge. Parfois, le médecin n’est même pas informé lorsque l’agitation survient la nuit ou le week-end et que les équipes débordées n’ont guère d’autre choix que de faire usage de contrainte pour tenir jusqu’au matin. Cela pose à nouveau de manière criante le problème de l’invisibilité de la vieillesse.
La contrainte gêne moins en gériatrie
(Nicolas Foureur, gériatre)
Que dire ? Me voilà désarçonné. Je suis de l’autre côté, la gériatrie donc, les vieux… fous. Je viens de finir une étude d’éthique clinique dans les unités cognitives comportementales (UCC), des unités fermées, dans lesquelles les patients âgés sont hospitalisés. Ils arrivent soit du domicile, soit des Ehpad, soit d’autres services gériatriques car la situation « déborde »… Ils sont trop agités, mettent le désordre. L’un va passer la nuit à domicile à préparer des repas en jouant avec les plaques électriques ou le four, l’autre va avoir trop souvent des gestes déplacés sur les soignantes et les résidentes de l’Ehpad où il vit, le patient, potentiellement confus (dont parlait Victor) va agresser au couteau son voisin de chambre lors de son hospitalisation pour une infection, etc. Et ils arrivent en UCC pour quelques semaines, pour les calmer donc.
Là aussi, la question qui jaillit est celle de la contrainte. Victor évoque l’existence d’une culture en psychiatrie : la contrainte en psychiatrie est connue, analysée, débattue historiquement. En gériatrie, d’une certaine façon, je dirais que la contrainte « n’existe pas », culturellement parlant. Le personnel s’en défend. Dans les UCC, pour le personnel, les patients ne sont pas hospitalisés là parce qu’ils seraient fous. On fait bien la différence entre un « fou », même vieux, qu’il faudrait contraindre pour le traiter au plan psychiatrique, et le vieux, apparaissant fou, chez qui il faut respecter un nouveau mode de vie et de pensée. Ne pas le contraindre, ne pas le forcer, se mettre à son rythme, voilà le but des UCC afin que ces vieux se calment.
Du coup, les soignants n’ont pas l’impression d’avoir une attitude problématique concernant la contrainte, même s’ils peuvent parfois interroger, au plan théorique au moins, la liberté d’aller et venir (puisqu’une UCC est fermée sans garde-fou légal comme en psychiatrie) ou le consentement de la personne. Il peut être difficile de faire sans le consentement du patient en UCC. Mais les patients âgés en UCC ont des troubles cognitifs souvent importants, ils ne sont pas en état de consentir, donc la question ne se pose pas très longtemps en pratique… En gériatrie, on a presque le sentiment que la contrainte n’est pas perçue… comme une contrainte. C’est une pratique quotidienne. Par exemple, certains psychiatres mettent en avant le côté thérapeutique de la « contrainte ». Lorsqu’ils donnent des placebos aux patients, cela pourrait avoir pour effet que le patient sent une attention à son égard. En gériatrie, le traitement est caché dans la soupe, et la contention, en attachant la personne au fauteuil par une ceinture abdominale pour les repas, est fréquente car il est important que ces patients mangent un minimum. En plus, cela marche bien. Les patients arrivent agités, ils crient, ils hurlent au secours toute la journée, et après quelques jours dans les UCC, ces vieux se calment. Peut-être parce qu’il y a plus de personnel, que celui-ci est mieux formé… Mais voilà, c’est comme cela. La contrainte gêne moins en gériatrie, elle est en plus moins violente car, comme le disait Victor, le vieux se défend moins. Et donc au final, la contrainte est perçue comme beaucoup moins pesante.
Un autre élément : j’ai l’impression qu’on lâche prise plus vite en gériatrie. En d’autres termes, lorsque des vieux ont des troubles cognitifs, nous, médecins, savons que c’est ainsi, que l’on n’arrivera pas à grand-chose. On ne va pas les guérir. Certes, on va réussir à calmer le patient, mais on ne vise pas à aller plus loin, ni à poser un diagnostic plus précis. Ils sont calmés. Pour le reste…
C’est pour cela qu’aux yeux des gériatres, l’histoire de la contrainte n’est pas la même qu’en psychiatrie. Les gériatres se posent moins de questions autour du consentement ou de la liberté d’aller et venir. Ces questions restent théoriques. Car qu’est-ce que cela va changer ? Quand une personne a un trouble cognitif, on le sait bien, on le voit bien, à quoi bon lui demander de consentir ? Les gériatres vont dire : « Mais ils ne peuvent plus consentir ». Que faire ? À mon sens, le risque est plus dans une médicalisation à outrance que dans les entraves à la liberté.
Comme le disait Victor, le médecin ne se fait plus trop d’illusion… En gériatrie, on s’intéresse à ce que disent les gens, non pas dans le but de les guérir, mais de ne pas être maltraitant. Ainsi, on ne s’intéresse pas trop à l’autonomie de la personne. C’est une lacune, mais c’est ainsi. On cherche à apaiser le quotidien, bien plus qu‘à favoriser son autonomie.
Concernant le respect de l’autonomie des personnes, une question reste insurmontable pour moi. À quel point ces patients veulent-ils ou auraient-ils accepté ces situations ? Quel sens cela a-t-il pour eux et leurs familles, à des stades parfois très graves de dégradation physique et psychique ? Cela renvoie aux questions vis-à-vis de la fin de vie. Mais voilà, il est difficile d’y penser en gériatrie.
En fait chez les personnes très âgées, il y a beaucoup moins d’épisodes aigus, elles vieillissent, elles s’éteignent doucement. Il n’y a pas de moment précis où l’on pourrait limiter ou arrêter des traitements pour éviter « l’obstination déraisonnable ». Elles n’ont d’ailleurs plus de traitement dont l’arrêt engagerait le pronostic vital. Seule leur nourriture souvent très modifiée (mixée, eau gélifiée, etc.) peut représenter une certaine « artificialité ». Mais il est difficile de l’arrêter comme un traitement… Sur la proximité avec la mort, les gériatres disent ne pas trop tenir compte de ce pronostic de leur fin de vie, cela reste comme un tabou. Dans les UCC où nous avons enquêté, parmi les trente personnes que nous avons rencontrées, un tiers étaient mortes un an après la fin de l’étude. C’est donc un fait. Mais on ne se pose pas pour autant la question de la mort, ou seulement quand la souffrance, physique ou psychique, paraît vraiment insupportable.
Une mobilisation citoyenne et soignante pourrait-elle lever le voile et faire évoluer les pratiques ?
Je ne suis pas sûr que l’on puisse régler ce problème de contrainte, en gériatrie comme en médecine. En psychiatrie, malgré des garde-fous juridiques et sociétaux, la contrainte augmente dans les hôpitaux. Il est difficile de formaliser des contrepoids efficaces. On peut effectivement penser des contrepouvoirs citoyens à la médecine des vieux aujourd’hui. S’il faut remercier la gériatrie d’avoir sorti les vieux des mouroirs, on peut penser aujourd’hui que leur médicalisation n’apporte pas le service qu’ils attendent/voudraient/méritent. Une réflexion vis-à-vis de la contrainte pourrait être une voie pour cela. Par exemple, un accompagnement des « vieux fous », comme cela se fait en UCC, est-il plus légitime et bienfaisant dans un des nouveaux villages Alzheimer qui se développent, où il n’y a pas la même atteinte à la liberté d’aller et venir que dans les UCC décrits plus haut ? Est-ce une réponse acceptable à la grande vieillisse et à la dépendance psychique ?
Nicolas Foureur et Victor Pitron
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