Vieux et chez soi : une politique sans moyens

Le virage domiciliaire

Le virage domiciliaire est le leitmotiv des pouvoirs publics pour asseoir leur politique sur la grande vieillesse. D’autant que les premiers intéressés y seraient farouchement favorables. Mais à l’heure où une grande loi sur la vieillesse semble finalement abandonnée, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), rendu public le 24 mars, montre qu’au-delà du slogan, les pouvoirs publics ne se donnent pas les moyens de leur politique. Voici des extraits sur la synthèse de ce rapport, bizarrement passé inaperçu.

Des chiffres

« Selon les projections, le nombre de personnes âgées en situation de perte autonomie augmentera, par rapport à 2020, de 16% en 2030, 36% en 2040 et 46% en 2050, pour atteindre près de 4 millions, ce qui constitue un défi majeur. Ces personnes, qui ont besoin d’être aidées pour la réalisation des actes de la vie quotidienne (se laver, se lever, manger, s’habiller, se déplacer, sortir…), peuvent être accompagnées selon leur situation, leurs besoins et leurs aspirations, dans un domicile ordinaire, dans des habitats alternatifs (résidences autonomie, résidences services, habitat inclusif…) ou dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Diverses enquêtes d’opinion montrent que les Français refusent de façon croissante la perspective d’une entrée en Ehpad et souhaitent majoritairement vieillir chez eux, quelle que soit leur situation. Les pouvoirs publics traduisent cette volonté dans une politique domiciliaire, avec pour objectif une diminution de 4 à 5 points à l’horizon 2030 de la part de bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie vivant en établissement.
Cette politique domiciliaire a en pratique deux dimensions : renforcer les capacités du domicile pour que les gens puissent s’y maintenir plus nombreux et dans de bonnes conditions, et diminuer conséquemment les admissions en Ehpad. Pour porter ce qui est généralement appelé « virage domiciliaire », le secteur du domicile aurait dès lors à augmenter ses moyens d’intervention pour faire face, non seulement à l’accroissement démographique du nombre de personnes en situation de perte d’autonomie, mais aussi à l’augmentation de la proportion de personnes vivant à domicile. »

Des craintes

« Faute d’une action publique ambitieuse tant sur le financement que sur les moyens humains à mobiliser, des conséquences nombreuses et diverses sont à craindre : dégradation des conditions de vie et d’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie, saturation des Ehpad, report de charge vers les familles, pénibilité accrue des métiers du grand âge, développement de modes de prise en charge peu encadrés pour des personnes vulnérables (ex. emploi direct), risques de maltraitance à domicile comme en établissement, risques d’abus de faiblesse, accroissement des inégalités sociales, notamment vis-à-vis des femmes qui sont plus souvent aidantes, mise en tension du système de soin pour tous les patients, âgés ou non, évolution inefficiente et non maîtrisée des coûts de prises en charge, risque accru de retrait du marché du travail d’actifs entre 55 et 64 ans par nécessité de s’occuper de leurs parents âgés. »

Photo la Croix Rouge

Des hypothèses incertaines

« Or, la notion de « virage domiciliaire » telle qu’elle est communément entendue paraît inadaptée et se fonde sur des hypothèses fragiles…. L’hypothèse socio-culturelle selon laquelle les personnes issues de la génération du baby-boom seraient plus attentives que leurs parents à vivre comme elles l’entendent et refuseront l’entrée en établissement, est peu étayée, et néglige le fait que, pour une personne qui n’est plus en mesure de sortir, de se déplacer, de se lever ou de s’alimenter par ses propres moyens, le domicile peut devenir un lieu d’enfermement et d’isolement, associé à des abus de faiblesse et des pertes de chance plus fréquents lorsque l’aide apportée et la présence humaine pour l’entourer sont insuffisantes quantitativement et qualitativement.
Par ailleurs, la représentation des motifs d’entrée en établissement est souvent inadéquate. N’entrent pas uniquement en ligne de compte le niveau de perte d’autonomie des personnes mais une multiplicité de facteurs, largement cumulatifs, liés à la façon dont la personne et son entourage perçoivent la situation, aux moyens et à l’environnement qui sont les leurs pour y faire face : présence et capacité à aider des proches, capacité, notamment financière, à mobiliser de l’aide professionnelle à domicile, âge de la personne, perception par la personne de sa propre fragilité, adaptation matérielle de l’environnement de vie, du domicile (avec en particulier des logements sans ascenseurs) comme du quartier, présence et disponibilité suffisantes des professionnels des secteurs sanitaire et médicosocial…

À ce jour, de nombreuses personnes en forte perte d’autonomie vivent chez elles (un tiers des bénéficiaires de l’APA classées en GIR 1 et 2, niveaux les plus élevés sur une échelle de 1 à 6), ce niveau de perte d’autonomie n’étant pas en soi un obstacle à la vie dans leur domicile. Il ne va donc pas de soi de spécialiser les Ehpad sur les seules prises en charge les plus lourdes (ex. GIR 1 à 3) comme le souhaitent certains acteurs. Enfin, la baisse du taux de personnes en établissement tend souvent à être abordée par l’arrêt presque total de la création de places d’Ehpad. Néanmoins, la baisse du nombre d’admissions en établissement ne peut intervenir de façon satisfaisante que si elle correspond à une baisse des besoins d’entrée et à une meilleure prise en compte des situations-limites du domicile. L’État doit se garder de reproduire en cette matière les erreurs commises dans les suites de la désinstitutionalisation de la psychiatrie, qui, faute d’un renforcement adapté des capacités ambulatoires et du maintien à un niveau suffisant de l’offre en établissement, s’est accompagnée d’une désorganisation de la filière et d’une dégradation de l’accompagnement et du soin des personnes. »

Des changements non anticipés

« Plusieurs facteurs de risque importants sont aujourd’hui identifiés sur l’évolution des capacités d’accompagnement à domicile (ordinaire et alternatif) :

Le nombre de proches aidants potentiels devrait diminuer pour les générations issues du baby-boom du fait de la hausse de la déconjugalisation, de la baisse du nombre d’enfants et de la distance géographique croissante entre enfants et parents. Cette évolution pourrait conduire à une augmentation du nombre de personnes âgées vivant seules, et à une charge plus grande pesant sur un nombre réduit de proches, avec un risque d’épuisement et de complications sanitaires accru pour le proche aidant. Or l’impossibilité pour l’entourage de continuer à aider la personne est l’un des premiers motifs d’entrée en établissement ;

L’aide professionnelle est d’ores et déjà en tension du fait d’une faible attractivité des métiers du grand âge, les services d’aide à domicile connaissant de nombreuses vacances de poste et n’étant plus en mesure de répondre à la demande. Les difficultés de recrutement pourraient être encore renforcées par la raréfaction de la population active (stabilisation de la population active depuis 2020 et baisse nette à partir de 2040), qui conduira à une concurrence accrue sur les recrutements entre les secteurs de l’économie.
De plus, l’accompagnement à domicile, qui ne repose pas sur la mutualisation de services en un seul lieu, requiert par nature des moyens humains supplémentaires à ceux d’un établissement, qui devront s’ajouter à la hausse du nombre de professionnels requis par les évolutions démographiques ;

Les projections budgétaires de l’administration relatives au « virage domiciliaire » sont fragiles. Une politique centrée sur le domicile ne représente pas nécessairement une source d’économie pour les finances publiques…. Les pays ayant été le plus loin dans la logique domiciliaire (transformation domiciliaire des institutions spécialisées, diminution de la part de personnes y résidant…) sont ceux qui présentent une part de PIB consacrée à la dépendance nettement supérieure à la France : la question des modalités de financements de ce surcroît de dépenses constitue donc un préalable indispensable ;

La place des domiciles alternatifs (résidences et habitats inclusifs) dans l’offre est ambiguë. Savoir à qui s’adresseront ces habitats n’est pas évident. La mission fait le constat d’un écart appelé à croître entre la cible initiale de développement de cette offre (personnes de 70- 80 ans autonomes et cherchant à avoir une vie sociale plus animée) et les personnes susceptibles d’y vivre (personnes en difficulté qui quittent leur domicile parce qu’elles ne s’y sentent plus en sécurité ou ne parviennent plus à y fonctionner seules, ou dont l’autonomie décroît après leur entrée dans l’habitat), ces habitats alternatifs n’étant pourtant pas armés pour accompagner des personnes en situation de fragilité importante. Il existe un risque important de voir évoluer le profil des personnes habitant dans ces structures vers celui des personnes accueillies actuellement en Ehpad, sans que les structures aient pour autant été équipées pour y faire face. »

Conclusion

« La qualité de l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie requiert de changer le regard de la société sur le grand âge et la vulnérabilité. L’enjeu est non seulement politique et financier mais il est aussi éthique et anthropologique. »

VIF