Aujourd’hui, la médecine est concentrée dans les villes, on dénonce la désertification. Au début du XXe siècle, des médecins tentèrent de développer une médecine rurale, comme à Arès, au bord du bassin d’Arcachon. Retour sur une expérience singulière.
En 1848, Léopold Javal, banquier parisien, achète le Domaine d’Arès et Andernos en Gironde. Il y fait creuser des canaux d’irrigation, plante des pins maritimes, assèche la lande. Après la mort de Léopold, sa femme poursuit ses grands travaux et, lors de son propre décès en 1893, le Domaine s’étend sur 2 845 ha. Puis sa fille Sophie (1853-1947) en hérite, et épouse l’ingénieur et médecin Paul Wallerstein. En 1900, lors du Congrès international d’assistance publique et de bienfaisance privée, ce dernier présente un mémoire sur la création et le fonctionnement de l’hôpital de campagne que le couple a fait construire à Arès en 1897, faisant la promotion de cette médecine destinée aux ruraux.
« Le mouvement qui commence seulement à se faire en France, tendant à la décentralisation des maisons hospitalières, s’est produit depuis longtemps en Angleterre où on compte actuellement plus de 300 hôpitaux de campagne ou « Cottage hospitals » tous créés et entretenus par la charité privée. En France, selon nous, on s’en remet trop à l’intervention de l’État et l’on est porté à considérer que la loi sur l’assistance médicale gratuite suffit à assurer aux malheureux les soins dont ils ont besoin lorsqu’ils tombent malades. C’est une erreur, car depuis la promulgation de cette loi, les communes ont une tendance à réduire chaque année la liste des « indigents inscrits » bénéficiant de l’assistance gratuite, pour limiter autant que possible les charges que la législation leur a imposées.
Habitant la campagne une grande partie de l’année, nous avons été frappés de ce fait, et aussi de la difficulté, pour ne pas dire de l’impossibilité, où le médecin se trouve trop souvent de soigner les malades dont les habitations sont, ou trop éloignées, ou établies dans des conditions d’hygiène absolument défectueuses. Pour remédier dans une certaine mesure à ces inconvénients, le médecin résidant à Arès nous avait à plusieurs reprises demandé de mettre à sa disposition, dans un bâtiment à sa portée, deux pièces pour y recueillir soit les malades sans famille, soit ceux habitant à une distance trop grande du bourg pour être visités aussi fréquemment qu’il eût été désirable. Ayant eu l’occasion d’apprécier les services rendus par l’hôpital de Tournan (Seine-et-Marne), œuvre particulière fondée par Mme Isaac Pereire, nous nous sommes inspirés de cet exemple, et nous avons créé le petit établissement qui a reçu le nom de « Maison de santé d’Ares ». Nous avons évité l’appellation d’« hôpital », ce mot effrayant toujours l’habitant des campagnes.
II. DESCRIPTION DE L’ÉTABLISSEMENT
La maison de santé d’Arès a été construite pendant l’été de 1895 et ouverte dès le mois de décembre de la même année. Elle se compose d’un bâtiment à rez-de-chaussée affectant la forme d’un rectangle divisé dans toute sa longueur par un corridor ; d’un côté la salle des hommes et celle des femmes, chacune contenant trois lits, séparées l’une de l’autre par la chambre des infirmières ; de l’autre côté, dans l’ordre où nous les énumérons, la salle d’opérations, la lingerie-pharmacie, les water-closets, la salle de bains-lavabo, la salle à manger et la cuisine. Dans un pavillon séparé se trouvent : une chambre d’isolement pour les maladies contagieuses, un water-closet, une chambre pour l’infirmière, et une annexe pour le dépôt mortuaire. Enfin dans un troisième bâtiment une buanderie et un petit magasin à provisions. Un réservoir d’eau, placé à 7 mètres de hauteur, fournit l’eau dans toutes les parties des trois bâtiments. La maison principale est orientée du Nord au Sud, et les chambres des malades sont exposées à l’Est. […]
III. BUT
La maison de santé a un double but : elle hospitalise les malades, et elle reçoit à sa consultation externe, que nous désignerons sous le nom de « dispensaire », les malades dont l’état ne réclame pas l’admission. […]
A) Hôpital
L’hôpital reçoit gratuitement :
- 1° Les malades indigents inscrits ;
- 2° Les malades qui, sans être inscrits sur les listes d’assistance, sont presque aussi misérables que les précédents ;
- 3° Les malades qui, sans être indigents, n’ont d’autres ressources pour vivre que le produit de leur travail journalier.
En dehors de ces catégories, les malades qui désirent être hospitalisés doivent payer un prix de pension uniforme de 3 francs par jour.
Le régime de la maison est rigoureusement le même pour les malades gratuits et les malades payants.
B) Dispensaire
Le dispensaire est ouvert à tout indigent, et en général à toute personne de la classe laborieuse, dont l’état réclame un traitement ne l’empêchant pas de vaquer à ses occupations et ne nécessitant pas l’hospitalisation.
IV. FONCTIONNEMENT
A) Hôpital
La maison de santé d’Ares est ouverte aux habitants des communes d’Ares, du Porge (14 km), de Lège (4 km), d’Andernos-les-Bains (5 km), de Lanton (10 km), d’Audenge (14 km).
L’ensemble de la population de ces diverses communes représente un peu plus de 7 000 habitants. Les malades indigents ou pauvres sont admis sur la demande du maire de leur commune, après avoir été visités par le médecin de l’établissement M. le Dr Ferdinand Peyneaud, ancien interne des hôpitaux de Paris, résidant à Ares.
Les grandes opérations sont pratiquées par un chirurgien de Bordeaux qui se rend à Arès sur la demande du médecin ordinaire. (Depuis l’ouverture de la maison de santé, toutes les opérations ont été faites par M. le Dr Courtin, chirurgien des hôpitaux de Bordeaux, qui a offert spontanément de mettre gratuitement sa science et son dévouement à notre disposition pour tous les cas où le malade est hospitalisé gratuitement).
Les malades restent à la maison de santé non seulement tout le temps que dure leur maladie, mais aussi jusqu’à la fin de leur convalescence, de façon qu’en partant ils puissent reprendre leur travail. Les visites des parents et amis ont lieu tous les jours de 1 heure à 3. Cependant les plus grandes facilités sont accordées à ceux qui, retenus par leur travail, ne peuvent venir voir leurs malades que leur journée finie.
B) Dispensaire
Le dispensaire a commencé à fonctionner au mois de mai 1897. Tous les matins, après la visite des malades hospitalisés, une consultation est ouverte aux malades externes. Les objets de pansement ainsi que les médicaments pouvant être absorbés sur place sont fournis gratuitement aux malades (la loi sur l’exercice de la pharmacie ne permet pas de donner des remèdes à emporter).
V. RÉSULTATS OBTENUS
A) Hôpital
Premier résultat : Augmentation du nombre des malades secourus.
Comme nous le disions plus haut, les communes ont une tendance à réduire chaque année la liste des « indigents inscrits », pour limiter leurs charges autant que possible. Aussi, du 2 décembre 1895 (date de l’ouverture de la maison de santé) au 31 décembre 1899 il y a eu 99 admissions gratuites, parmi lesquelles on compte seulement 14 inscriptions sur les listes des communes.
Deuxième résultat : Admission des malades sans domicile.
Sans doute on ne saurait, de crainte d’encombrement immédiat, donner un pareil but à l’œuvre, mais lorsqu’un cas de ce genre se présente, il est impossible de ne pas intervenir.
Citons trois exemples :
Au mois de décembre 1898, un vieillard de 70 ans sans domicile, vivant dans la lande et couchant tantôt dans une grange tantôt dans une autre, est frappé d’hémiplégie ; ramassé le long d’un fossé il est porté successivement dans les deux communes les plus voisines qui refusent de s’occuper de lui, sous prétexte qu’il ne leur appartient pas ; amené enfin à Ares, où il était né, mais qu’il avait quitté depuis fort longtemps, il est admis d’urgence à la maison de santé où il est hospitalisé et remis sur pied. Pendant ce temps, la commune faisait les démarches auprès de la Préfecture pour obtenir son admission dans un hospice de Bordeaux.
Ce ne fut qu’après trois mois qu’il put entrer au dépôt de mendicité. Si la maison de santé d’Arès n’avait pas été là pour le recueillir, cet homme eût certainement péri misérablement dans une grange quelconque.
Deux ouvriers sans travail et sans ressources voyageant à pied, sont obligés de s’arrêter à Arès ; l’un atteint d’accidents herniaires, l’autre de bronchite infectieuse. Admis d’urgence à la maison de santé, ils en sortent guéris et en état de continuer leur route.
Troisième résultat : Admission des malades dont le domicile est défectueux ou insuffisant.
Tels les malheureux, presque tous des vieillards, occupés à la garde des troupeaux, et qui couchent dans de mauvaises granges ; tels les ouvriers, employés aux exploitations de forêts, qui vivent dans de misérables cabanes ; tels les membres de familles nombreuses, entassés dans d’étroites demeures où le plus souvent plusieurs enfants couchent dans le même lit.
Quatrième résultat : Admission des malades dont le domicile est trop éloigné du médecin ou trop difficilement accessible. Tels les résiniers et métayers dont les habitations sont dispersées dans les forêts ou la lande ; tels les ostréiculteurs vivant dans les dunes qui bordent le bassin d’Arcachon.
Cinquième résultat : Isolement des maladies contagieuses.
Comment dans une famille pauvre, souvent nombreuse et vivant à l’étroit, pratiquer l’isolement d’un diphtérique, d’un tuberculeux, d’un érysipélateux, etc. ? Et cependant, combien la chose est indispensable ! C’est ce que la maison de santé a permis de faire avec son pavillon d’isolement.
Sixième résultat : Opérations urgentes et chirurgie aseptique.
Sans doute les communes ont la possibilité d’envoyer à l’hôpital de la ville leurs blessés ; mais cette manière de procéder, onéreuse pour les communes, est très pénible pour le patient qui se trouve séparé des siens, et condamné souvent à un long isolement. En cas d’accident, le blessé, soumis à des transports considérables et à des transbordements nombreux, n’arrive pas toujours à temps à l’hôpital de la ville pour être sauvé.
Ici encore citons trois exemples :
• Il y a deux ans, un homme pris de boisson s’étant, dans la soirée, couché le long de la voie du chemin de fer à Audenge, fut surpris par un train, et eut une jambe broyée. Le lendemain seulement il put être transporté à Bordeaux où il mourut en arrivant à l’hôpital.
• L’été dernier, un soir à 4 heures, une femme, traversant un passage à niveau non gardé à Andernos, est renversée par le train et a une jambe écrasée ; transportée immédiatement à la maison de santé d’Arès elle y est pansée sans retard ; le chirurgien de Bordeaux, appelé par dépêche, arrive pendant la nuit et fait l’amputation le lendemain à la première heure ; la femme guérit rapidement. On est en droit de penser que si elle eût dû attendre toute la nuit, sans soins, pour être transportée le lendemain à Bordeaux, comme dans l’exemple précédent, elle eût succombé à sa blessure.
• En janvier 1899, un garçon de 13 ans, fils de résinier, habitant dans la forêt à 7 kilomètres d’Ares, reçoit par imprudence, presque à bout portant, un coup de fusil chargé de plomb ; transporté le lendemain matin à la première heure à la maison de santé d’Arès, le médecin constate une perforation intestinale. S’il avait fallu envoyer le blessé à la ville, il est probable qu’il n’aurait pas supporté les fatigues d’un voyage de plusieurs heures avec transbordements. Après des soins qui durèrent six mois, l’enfant quitta la maison de santé absolument guéri.
Mais à côté des cas de grande chirurgie, il y a des cas de chirurgie courante ; or est-il possible de pratiquer l’asepsie dans une pauvre demeure où tout manque, le linge, les vases indispensables, et même l’eau propre ? Comment encore faire de la gynécologie en n’ayant sous la main rien de ce qu’il faut en pareil cas, alors que la malpropreté règne partout ?
Comment soigner les maladies des voies urinaires où non seulement les soins doivent être assidus, constants, mais d’une asepsie parfaite ?
Septième résultat : Possibilité de faire bénéficier les malades de moyens de guérison qu’ils ne sauraient se procurer chez eux, tels que bains, douches, électricité, etc., etc.
Huitième résultat : Hospitalisation des malades qui ne sauraient être soignés par leur famille. Nous croyons utile d’attirer tout particulièrement l’attention sur ce résultat qui correspond aux cas qui se présentent le plus fréquemment dans les campagnes. Nous avons d’abord les miséreux vivant seuls sans personne pour les assister. Puis vient la catégorie bien intéressante des travailleurs : un homme, une femme, un enfant, appartenant à une famille qui, sans être indigente, n’a d’autres ressources que le produit du travail journalier, tombe malade ; immédiatement, c’est le chômage soit d’un, soit de plusieurs membres de la famille, car il faut rester à la maison pour soigner le ou la malade, et la gêne apparaît dans le ménage qui avait vécu jusque-là d’une façon relativement aisée ; et, si la maladie se prolonge, c’est l’obligation de s’endetter, c’est la misère pour longtemps, quelquefois pour toujours. En recueillant gratuitement les malades de cette catégorie, on laisse aux autres membres de la famille la possibilité de continuer à travailler, et la misère est évitée. Faisons observer que les malades de cette catégorie, la plus nombreuse en réalité, ne seraient pas reçus aux hôpitaux de la ville, car n’étant pas inscrits dans leurs communes comme indigents, celles-ci ne paieraient pas pour eux, et leurs familles ne pourraient supporter les frais de l’hospitalisation payante. […]
B) Dispensaire
Le grand avantage du dispensaire est de donner aux malades des soins appropriés tout en leur permettant de vaquer à leurs occupations journalières.
Dans le service du dispensaire rentrent tous les cas de petite chirurgie, blessures diverses, panaris, abcès, etc., etc. Puis viennent les cas de gynécologie, des maladies des voies génito-urinaires, d’ophtalmologie, etc., etc.
À la maison de santé, tout est réuni pour que les choses se passent vite et bien, médecin, aides, installations spéciales, etc., etc. Le malade regagne son domicile ou reprend son travail. Le dispensaire met à la disposition des malades externes des installations de bains, d’hydrothérapie, d’électrothérapie, c’est-à-dire la possibilité de suivre des traitements qu’il ne saurait se procurer à domicile. […]
CONCLUSIONS
En rédigeant le présent mémoire notre but n’a pas été seulement de démontrer l’utilité des hôpitaux à la campagne, mais encore de faire œuvre de propagande en faveur de maisons hospitalières de cette nature. Nous éprouvons tant de satisfaction à voir les services rendus par la maison de santé d’Arès à la population qui nous entoure, que nous voudrions entraîner dans cette voie des bonnes volontés souvent hésitantes sur la meilleure manière de faite la charité.
Les proportions modestes de notre fondation nous ont permis d’en faire une œuvre absolument privée ; mais il semble, à l’exemple de ce qui se fait dans d’autres pays, qu’il serait facile de propager en France les hôpitaux ruraux en faisant appel à la bonne volonté de tous ; des souscriptions, auxquelles les communes prendraient part, permettraient de créer des maisons hospitalières, cantonales ou régionales, que les départements et l’État ne se refuseraient certainement pas à subventionner, et qui, déclarées d’utilité publique, seraient aptes à recevoir les dons et les legs des personnes désireuses de venir en aide aux malades pauvres. Que de sommes énormes, laissées souvent par des particuliers à des œuvres qui n’en ont pas absolument besoin, à des fondations sans intérêt majeur, qui trouveraient un emploi plus judicieux et plus humanitaire dans l’encouragement donné au développement des hôpitaux à la campagne ! »
Philippe Artières