Un été bordelais

Pierre Sadoul

21 août 2023, au deuxième jour d’un épisode caniculaire, les syndicats Sud et CGT du CHU de Bordeaux affirment (Le Figaro du 21 août, Sud-Ouest du 22 août) avoir mesuré une température de 44° dans des chambres de l’hôpital pédiatrique, dépourvues depuis l’origine d’occultation, de climatisation et de ventilation. Ils dénoncent des situations semblables dans plusieurs secteurs accueillant des personnes particulièrement fragiles. Les conditions de travail y seraient exécrables : draps mouillés tendus sur les fenêtres, pains de glace portés dans les blouses… remake de l’été dernier qui avait connu cinq épisodes caniculaires.

Gestion hors-sol et administration tentaculaire
En politique, c’est, hélas, moins le côté inacceptable d’une situation que la mauvaise image donnée par les médias qui préoccupe, qui pousse à réagir. Le 21, la direction répond au Figaro : « des climatiseurs mobiles, ventilateurs et fontaines d’eau réfrigérée s’apprêtent à être distribués dans les services. Des horaires dérogatoires et un dispositif de télétravail seront également proposés aux employés ». Le 23, c’est au tour de la cheffe du pôle de pédiatrie dans le journal Sud-Ouest : « Les enfants soignés chez nous ne sont pas en danger ». On l’espère, mais le problème posé était surtout le vécu insupportable pour les enfants, leurs parents et les soignants. Un père, excédé, part acheter un climatiseur mobile et l’installe dans la chambre fournaise de son bébé. Même si le lien avec la chaleur n’est pas démontré, plusieurs enfants ont fait des malaises. La logique de l’argumentation n’est, de plus, pas évidente : combien de fois par jour, radios et chaînes de télévision rappellent-elles que la forte chaleur met en danger les plus fragiles ? Quatre jours plus tôt, la commune limitrophe de Mérignac avait activé son plan « fortes chaleurs ». Quant à la plateforme Canicule Info Service, elle avait été activée par le ministère de la Santé dès le 18 août au matin.
Plus signifiante, la déclaration de la direction illustre le mal qui ronge notre système de santé : la gestion souvent « hors-sol » d’une administration de plus en plus tentaculaire, semblant n’exister que pour elle-même au point d’oublier les missions premières de l’hôpital public et de proposer une solution télétravail à une structure devant accueillir, soigner et rester en permanence au contact d’enfants malades.
Rappelons que, faute de personnel, les urgences de ce même CHU fonctionnent en « mode dégradé » depuis un an et qu’une admission peut se transformer en parcours du combattant qu’il vaut mieux ne pas entreprendre… Le cas rapporté par Le Figaro du 28 août d’une femme enceinte refusée par les urgences du site Pellegrin le 20 juillet, trimbalée d’établissement en établissement jusqu’à la mort de son bébé et presque la sienne, en est peut-être l’illustration.

« Saignare, purgare ! »
C’est donc une action syndicale, un article de presse, qui déclenche, au troisième jour d’une vague de chaleur annoncée depuis une semaine, la distribution de moyens provisoires ; ceci dans un bâtiment très vitré, concept architectural en vogue à l’époque, sans occultations et donc sensible pour lequel, au fil des années, les travaux nécessaires n’ont pas été réalisés.
Proposer un dispositif de télétravail à des soignants s’estimant en sous-effectif et mobilisés pour assurer la continuité et la qualité des soins dans des conditions difficiles atteste du fossé qui s’est creusé au fil du temps entre le soin, la prise en charge et une administration qui se confronte surtout à elle-même, avec comme référence des normes conçues dans des bureaux (climatisés) et des indicateurs de performance qu’elle se garde d’appliquer à sa propre gestion.
Vingt ans que la recette « saignare, purgare ! » est administrée à des hôpitaux qui sont tout sauf des malades imaginaires. Vingt ans que, quoiqu’on en dise, des soignants jettent l’éponge lassés de passer plus de temps en réunions, saisies d’indicateurs et formations à la sauce Capgemini-McKinsey, qu’à valoriser ce pourquoi ils ont été formés. Irrités de voir que la rigueur et les refus de recrutement s’appliquent de préférence aux soins et non à la pléthore bureaucratique.

Quand une entreprise s’enfonce, on questionne en premier lieu son modèle de gestion. En « haut lieux », cela n’a jamais été vraiment le cas pour l’hôpital public. Au contraire : si cela va mal, c’est que le remède n’était pas assez fort ; trop de marges de manœuvre laissées aux soignants devant être mieux formés aux nouveaux outils de gestion, des mutualisations qui ne sont pas allées assez loin, des pratiques à mieux encadrer, etc.

Déjà en 2004…
Dans son discours du 25 mai 2004 devant les directeurs d’hôpitaux, Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la santé travaillant au plan Hôpital 2007, initiait la longue série de mesures dont on voit aujourd’hui les effets, mais aussi ce style inimitable de vacuité lénifiante censée faire diversion qui sera repris par tous ses successeurs : « L’hôpital nous ressemble, il est à l’image des Français… Il cristallise leurs attentes, il apaise leurs inquiétudes. Il est la lumière allumée quand, dehors, toutes les portes sont closes… J’ai confiance dans l’hôpital, dans sa volonté d’évoluer et de se moderniser… Les hospitaliers ont le droit d’être fiers de ce qu’ils font. Je veux que les jeunes le sachent et aient envie d’y faire carrière… ». Dix-neuf ans plus tard, le 22 août, en épisode de canicule, le nouveau ministre Aurélien Rousseau reprend la ligne : « Je salue l’engagement des soignants dans des conditions difficiles. La durée de cet épisode met à l’épreuve les organismes et les organisations. C’est la solidarité entre tous qui nous permettra de tenir. » L’engagement, la solidarité… substituts commodes à l’octroi de moyens, à des décisions sans cesse reportées ou au choix de ne rien faire. Au refus de définir, à partir du terrain et des données de santé publique, des priorités d’action fondées sur le besoin et l’anticipation et non sur le fait du prince ou le bourdonnement des lobbies et cabinets de conseil. En budget contraint, ce qui est engagé sans garantie ici, ne sera plus disponible là… Pour l’hôpital, la planche à solidarité n’a pas fini de fonctionner. Le calcul est pourtant simple : quand le gouvernement rétribue, pendant la crise de la pandémie Covid, 28,6 millions d’euros des cabinets de conseil pour des analyses que pouvaient, souvent en mieux, lui fournir ses propres services, cela équivaut 550 postes d’infirmières sur un an ou 22 000 climatiseurs qui ne seront pas installés dans des locaux de soins. Les mêmes, spécialistes du raisonnement en silo, répondront que ce n’a rien à voir ; et pourtant si. Le problème est même en bonne partie là.

Bernard Bégaud