Travailler en Ehpad, où sont les limites ?

Ce texte est issu d’une thèse dont l’enjeu était de documenter les épreuves de la fin de la vie et de la mort à venir, entre 2016 et 2021 au sein de deux établissements situés en Rhône-Alpes et en Occitanie. Dans un premier papier, l’auteure a analysé l’ambiguïté de ces lieux, dits « de vie », alors qu’ils sont surtout des lieux où l’on va mourir. Dans cet extrait, l’auteure montre les limites professionnelles que les soignants doivent dépasser.

« Quoi qu’on fasse, ils vont mourir, ils vont tous repartir de là morts, mais il faut continuer à penser à leur vie ici », murmure Karine, aide-soignante, entre tristesse et amertume, à la fin d’une journée épuisante. En Ehpad, l’équipe soignante est exposée de façon continue aux derniers temps de la vie dans l’accompagnement de personnes très vieilles. C’est l’expérience de la fin de la vie et de la mort à venir vécue par les professionnel·les à laquelle nous allons nous intéresser dans un contexte où la charge d’activité est intense et le temps compté.

Un long travail qui n’est jamais gagné

Par l’implicite, un travail d’ajustement au « cours des choses » s’opère sans que la mort en tant que telle n’apparaisse dans le régime ordinaire de l’action. Les professionnel·les cherchent à composer entre geste technique et geste relationnel. À l’approche de la mort, la relation d’aide et de soin s’en trouve affectée. « Ce qui est difficile, c’est qu’il faut sans cesse se dynamiser, c’est pesant psychologiquement, on a un sentiment d’impuissance », me dit Karine. Le trouble qui naît se déploie au quotidien, la relation de care est traversée de part en part par un chemin d’émotions : l’angoisse de devoir décider ou de mal décider, le sentiment d’insécurité, l’espoir de trouver refuge dans la routine pour ne pas être exposé.es, la culpabilité quand il n’y a plus rien à faire.

Pour Alain, psychologue à la résidence l’Alpage, l’accompagnement en Ehpad, « c’est un long travail qui n’est jamais gagné, c’est pas la faute des gens, je pense que l’institution, la vie institutionnelle, le travail institutionnel, vectorisent une potentialité à l’inertie, pas à la non pensée, mais à la non pensée clinique, parce que vous laissez les soignants tout seuls, hormis certains qui sortent du lot par une capacité empathique, une sensibilité clinique, sinon et c’est pas leur faute, ils sont pris dans la routine… Et puis encore une fois, on ferait tous pareil, quand vous devez courir à droite à gauche, quand est-ce que vous avez le temps ? » Dans un contexte où les professionnel·les sont confronté.es à la fin de la vie et à la mort de manière répétée, Alain considère que la difficulté principale vient de l’enjeu d’être en capacité de s’accorder à la personne, à ses besoins : « Je me rappelle d’un résident qui était en phase terminale de son cancer avec des choses compliquées, qu’est-ce qu’elle a fait la soignante ? Elle l’a pris dans ses bras, elle lui a fait un gros câlin, et elle a pleuré avec lui, ça a réparé quelque chose peut-être, peut-être que cet homme-là est parti avec quelque chose dans son cœur. Ça paraît un peu bébête, mais la soignante, elle a pu partager ça avec lui. Et après, on l’a repris en réunion clinique, on l’a réfléchi, ça met du sens ; quand sa famille venait, il y avait quelque chose de très froid, et tout au fond de lui, il avait juste besoin que quelqu’un le prenne chaleureusement dans ses bras et pleure avec lui parce que c’était très douloureux et il avait besoin de chaleur humaine, d’empathie. C’est tombé sur cette soignante parce qu’elle lui était particulièrement attachée, elle a pleuré. Elle, ça lui a fait du bien, lui, ça lui a fait du bien et on continue à être professionnel. Je pense qu’on peut être rigoureusement professionnel en prenant en compte ce lien-là. Moi, je soutiens la spontanéité des soignants à la condition où on ait des espaces où on peut l’évoquer, le parler… on peut vous matraquer de bienveillance en passant complètement à côté de ça… J’ai pas envie de pleurer, j’ai pas envie de m’effondrer, personne n’a envie… On tient bon, on parle des trucs, paf, paf, paf, c’est terminé et puis les gens rentrent chez eux, et ils s’effondrent ou alors ils l’enterrent très fort et ils vous font une dépression, une détresse somatique au bout de dix ans. »

Un enchevêtrement de problématiques

Si l’obsession est de « tenir » pour ne pas montrer ses émotions, ce qui pourrait être perçu comme une faiblesse, les professionnel·les s’engagent sur le chemin de la répression de leurs sentiments, et ce faisant, s’accumulent jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, les effets délétères d’expériences douloureuses. À la résidence l’Alpage, il existe un espace pour mettre des mots, partager, analyser : la réunion clinique hebdomadaire. C’est un dispositif animé par le psychologue qui a un objectif institutionnel de soutien aux professionnel·les autour des situations problématiques rencontrées, en tant que possibilité de retour sur l’action. Il est compris comme un lieu de dépôt des difficultés traversées. Pour les infirmièr.es, les aides-soignant.es, la réunion clinique représente un cadre de réflexion qui leur permet de ne pas rester enfermé.es dans les problèmes de fonctionnement et les difficultés rencontrées, ce qui me semble être une manière de prendre soin du collectif. Dans un contexte de forte intensité relationnelle, les émotions de colère et de tristesse ainsi que l’énergie consacrée à lutter contre le sentiment de dégradation des personnes se déploient au quotidien.

Alice, infirmière à la résidence l’Alpage, est l’une des rares soignantes qui a partagé avec moi son vécu de l’accompagnement de la toute fin, quand vient le temps de l’agonie. Elle évoque l’expérience difficile et intense qu’elle a traversée durant l’agonie de Jeanne ; elle met des mots sur le trouble qui l’a saisie dans cette temporalité alors qu’elle se trouvait auprès de Jeanne avec Caroline psychomotricienne : « Une fois, j’ai assisté une dame, elle étouffait et Caroline, elle a pu chanter… Moi, je me disais qu’est-ce que je peux faire ? Je la touchais et je ne pouvais rien faire, c’était insupportable pour moi… Nous attendions le médecin… jusqu’à ce qu’il puisse arriver au bout de trois heures pour lui faire une sédation et qu’elle s’en aille doucement. Caroline a pris le relais parce que moi je ne pouvais plus, elle chantait… elle a trouvé cette énergie de chanter et je me suis dit : est-ce qu’il faut s’en aller, être présente, chanter, pas chanter ? C’est comme quand on regarde quelqu’un se noyer et qu’on ne fait rien… Une personne qui t’accroche les mains, qui se débat, c’est quelque chose de pas acceptable pour moi encore à notre époque où on a tous les moyens… La personne passe par des phases d‘angoisse, de colère, il y a une souffrance psychologique, alors on met des anxiolytiques et c’est ce qui se passe, on met des patchs de morphine, on ne sait pas si l’angoisse n’est pas présente au fond, mais elle ne peut plus l’exprimer… Je pense qu’il faut réfléchir comment on accompagne cette présence en mettant certains anxiolytiques qui vont apaiser un peu, en réfléchissant comment l’accompagner mieux, en faisant des rotations avec le psychologue, des massages pour l’aider, c’est tout ce travail qui serait à faire ; et même… On peut tenir la main, que la personne soit dans l’agonie mais il faut que pour elle, physiquement, ce soit plus confortable que l’asphyxie. »

Alice décrit la complexité et l’intensité d’une situation d’accompagnement à la toute fin de vie ; Alice s’est trouvée prise dans un enchevêtrement de problématiques physiques, psychologiques, morales, éthiques qui font vaciller le sens du prendre soin. Comment rester aux côtés de quelqu’un qui est en train de mourir et qu’on ne sait pas quoi faire pour l’aider ? Caroline, psychomotricienne, se met à chanter pour elle-même, pour Jeanne, sans aucun objectif pratique dans ces instants douloureux, en résonance avec les épreuves traversées, tandis qu’Alice, infirmière, est paralysée par un sentiment d’impuissance. Le fait même de maintenir une présence auprès de la personne agonisante lui paraît illusoire lorsque la souffrance et l’angoisse de Jeanne s’expriment et que cette dernière cherche ses mains, exprimant par-là une demande de contact, de chaleur, un besoin d’être en lien dans cette traversée de la vie à la mort.

Un accompagnement aux frontières de la professionnalité

Dans ces circonstances la culture professionnelle technique ne suffit pas pour savoir quoi faire aux côtés d’une personne mourante, un faire qui aide cette personne et qui soit acceptable. Caroline ne fait rien, elle est présente et elle chante, ce qui est sa réponse dans cette expérience sociale singulière des limites. Alice passe par un sentiment de culpabilité pour ne pas avoir été en capacité de « faire » quelque chose ou de « dire » quelque chose qui puisse en pratique aider la résidente qui se débat dans les douleurs, alors que le médecin n’arrive pas et que le temps passe. Alice et Caroline sont confrontées à un processus d’accompagnement aux frontières de la professionnalité, mobilisant leur endurance émotionnelle quand le lien social se défait. C’est une configuration au sein de laquelle les émotions prennent place, se déploient dans une relation d’aide qui tâtonne, à la recherche de ce qu’il convient de faire de manière suffisamment bonne en situation. Lorsque le geste d’accompagnement se concentre pour suivre la personne aidée dans son cheminement, alors émerge une expérience sociale qui inscrit un rapport sensible à l’aide et au soin, et ce faisant, s’émancipe des prescriptions professionnelles et des temporalités du chronos.

Certain·es soignant·es expriment le souhait de rester à distance, le besoin de « se protéger » de situations relationnelles ressenties comme trop éprouvantes en raison d’une confrontation répétée à l’agonie et à la mort en Ehpad, sans quoi il ne leur serait plus possible « de continuer à exercer leur métier ». Considérer la vulnérabilité d’un collectif professionnel pris dans une interdépendance entre un « éprouver » et un « agir » permet de porter le regard sur un autre aspect de l’expérience Ehpad.

Catherine Maurize