Chirurgien de la réparation du corps, donc clinicien, j’ai été, en même temps, syndicaliste hospitalier et investi localement et nationalement dans l’organisation des soins et des prises en charge. J’ai sur le tard « trahi la cause », en travaillant côte à côte (et non plus face-à-face) avec l’administration de la Santé (d’abord comme conseiller auprès du Directeur général de la santé puis, successivement, auprès des directeurs généraux d’Agences régionales de santé, dans le Nord-Pas-de-Calais puis en Île-de-France). C’est avec ce parcours et ce regard que la lecture de l’entretien, dans VIF, avec Emmanuèle Jeandet-Mengual m’a donné envie de réagir. Et de poursuivre le débat.
Carences françaises en santé publique ?
La santé publique est donc en panne. On le dit, on nous le répète à satiété. C’est le parent pauvre depuis cinquante ans des projets politiques des cabinets ministériels successifs. Contraintes par les crises sanitaires, les décisions politiques auraient donc privilégié les investissements hospitaliers au détriment de la santé publique, sans parvenir à corriger les inégalités territoriales. Est-ce si sûr ? Peut-on s’arrêter à cette analyse ?
D’abord, l’origine de ce constat me semble bien plus ancienne. Cette carence historique de cohérence des politiques publiques en santé est visible depuis la fin du XVIIIe siècle et la « naissance de la clinique », décrite par Michel Foucault. Et c’est lorsque la santé a commencé à « faire système » que les déterminants de santé ont clignoté en rouge sur le territoire. Les cartographies explicites d’Emmanuel Vigneron l’illustrent notamment, tout comme la visibilité des « déserts médicaux ».
Pourquoi toujours un train de retard ?
Pourtant, en plus de deux siècles, l’action publique n’a eu de cesse de légiférer, réformer, structurer : service public hospitalier, Sécurité sociale, réformes professionnelles, planification autoritaire puis libérale, régulation financière, sécurité sanitaire, bioéthique, ont généré un continuum de réformes et une pixellisation labyrinthique d’agences, de hauts conseils et d’instituts nationaux, de structures de santé, de recherche et d’études…
Dans le même temps, les professions de santé, surfant sur le progrès médical, ont poursuivi une réorganisation cultivant les clivages et les séparations. Elles se spécialisent, elles se multiplient, elles se diversifient… Quant à la santé publique, elle a vu éclore, à l’occasion des crises sanitaires, un corps de professionnels, d’universitaires et d’administratifs chargé de recueillir et de suivre les indicateurs de santé, de construire des plans d’action nationaux, régionaux, locaux, d’organiser leur financement avec un impact, par nature sur le long terme, évalué après-demain.
Pourquoi, dans ces conditions, y aurait-il toujours l’impression en France, encore illustrée par la pandémie de Covid-19, d’une permanente course après le train de retard ? Je me risque à quelques pistes :
1) Les administrations, les politiques, les professionnels de santé et maintenant les représentants des patients sont chacun sur leur méridien, enfermés dans leur couloir. Ils courent, ils nagent dans des lieux différents et dans des temporalités différentes, ils cultivent volontiers l’entre-soi et se complaisent dans des sémantiques rivales. Chacun est calé pour défendre « ses » financements, « ses » postes, « ses » réseaux et… « sa » sémantique. La Direction générale de la santé, elle-même, est parfois une somme de « bureaux » qui constituent autant de « dgs » avec leurs programmes, leurs acteurs, leurs porteurs de projets, leurs financements et… leurs clientèles.
2) Les politiques de santé sont trop souvent subies, peu anticipées et préparées par les décideurs et les majorités politiques. Pour avoir côtoyé pendant quarante ans les ministres (parfois secrétaires d’État) de la Santé et leurs administrations, force est de constater que rares sont ceux qui ont construit, avant leur arrivée aux affaires, des objectifs et surtout des cadres d’actions de politique de santé explicites. Sollicités en permanence par le nouveau et l’imprévu, l’administration de santé publique est débordée. Administrer n’est pas anticiper. A contrario, les professionnels de santé et l’hôpital sont formés et organisés, eux, pour répondre à ces situations de ruptures et de crises. Mais il y a peu d’échanges : chacun reste confiné dans son couloir…
3) Pour autant, il ne s’est pas rien passé. Il arrive même que l’on prépare et que l’on tente d’anticiper. Dans les régions, pour les Agence régionales de santé, le Programme régional de santé (PRS) mobilise ainsi pendant des mois les institutions et les associations régionales. Sorte de totem à étagères, il fabrique un programme quinquennal justifiant une équipe rédactionnelle dédiée (j’en fus) pour l’écriture d’une programmation où vont figurer tous les mots, tous les histogrammes et tous les consensus qui respectent chasses gardées et priorités des territoires. Au final, quel impact ont eu toutes ces réunions et ce PRS ? Pourtant affichée en intention, leur évaluation se résume à une kyrielle de réunions formelles supplémentaires. Il faut cependant reconnaître que l’impact en santé publique demande un suivi de critères sur le très long terme. Raison de plus pour commencer tôt !
Des réformes marquantes cependant
Des réformes ont aussi eu lieu. Peu nombreuses mais fondatrices, elles ont parfois su réunir les catégories et transcender les clivages. Elles ont permis de porter des étapes majeures pour la santé et pas seulement le soin. Ainsi, la création des CHU rassemblant soin, enseignement et recherche, ou encore l’organisation « urbi et orbi » des urgences pré-hospitalières avec celle des SAMU. Mais aussi l’organisation transversale de la psychiatrie et de la santé mentale en secteurs, ou la loi Kouchner de 2002. Ce sont là autant d’illustrations de succès des choix transversaux en politique de santé.
Paradoxalement et certes tardivement, la pandémie de Covid-19 a permis l’émergence sur le terrain de pratiques presque rêvées en santé des populations. Alors que chacun campait sur des positions institutionnelles, se reposant sur des corporatismes figés, de nouvelles pratiques ont été promues, à l’image des vaccinodromes, auparavant honnis de beaucoup. Cela permet aujourd’hui de vacciner 500 000 personnes par jour. Même l’Assurance maladie est sortie de ses murailles ; elle a mis à disposition nationalement son système d’information très robuste, clé nécessaire à la réussite d’une action de santé publique de cette envergure. A contrario, les conditions de développement du tracing des cas contacts n’a pas bénéficié de l’esprit d’ouverture qui était indispensable. En tout cas, il y a eu des choses.
Les déserts médicaux ou le leurre de la répartition
Second volet : les déserts médicaux. « Partout où je vais, je n’entends que ça », lâche une ministre. Et certains d’expliquer cette multiplication des déserts par une répartition inégale et inéquitable des postes hospitaliers et plus généralement des moyens. Risquons un regard alternatif ou du moins complémentaire.
La médecine générale est en panne : ce serait l’illustration de la désertification, alors qu’au même moment, les universités n’ont de cesse de former de plus en plus de généralistes. Mais alors, où vont-ils ? Qu’en est-il de la pratique réelle des jeunes généralistes formés ? Je ne détaille pas, mais nous ne sommes pas loin du tonneau des Danaïdes, tant il y a un fossé avec l’activité réelle du médecin formé en médecine générale qui se dissout en partie dans les « exercices particuliers » (homéopathie, acupuncture…) ou des exercices au sein d’administrations. Plus généralement, comment porter un regard neuf sur la place et le rôle de la médecine générale dans notre système ?
Quant au flux des internes et des universitaires, faudrait-il appliquer la règle de la moyenne comme clé de répartition ? Doit-on, donc, couper les épis du champ de blé qui dépassent ? Certes, des zones généreusement nanties sont possibles mais c’est oublier, par exemple, que la taille des équipes universitaires canadiennes ou anglo-saxonnes sont de taille bien supérieure aux nôtres. C’est oublier que les carences touchent, globalement, plus les villes que les campagnes.
À mes yeux, l’origine des déserts me semble moins liée à la répartition qu’aux rémunérations et, plus globalement, aux politiques de revenus des professionnels. Il y a des « droits de tirage » acquis qui mériteraient d’être revisités. À titre d’exemple, est-il de bon aloi que le droit d’exercer en secteur 2 (avec dépassements d’honoraires) soit acquis par la seule formation initiale et ne fasse pas l’objet de revalidation périodique ?
Voilà. Je partage bien sûr le constat du manque de place donnée à la santé publique. Mais il me semble qu’il faut ouvrir, sortir de l’entre-soi, ne pas se contenter d’une plainte autour d’un manque de moyens. Il y a aussi une responsabilité directe des professionnels de la santé, comme de l’administration mais aussi des associations d’usagers.
Nous entrons, si nous ne l’avons pas quittée, dans une période électorale importante. Va-t-on en débattre, anticiper et rassembler les idées, les intérêts et les projets ?
François Aubart