
Jeu de dupes
À propos du film Sauve qui peut d’Alexe Poukine
Alexe Poukine a posé sa caméra dans plusieurs lieux où les soignants interrogent leurs relations aux patients. L’essentiel se passe à l’hôpital de Lausanne et dans une formation d’infirmières en Belgique, où l’institution a mis en place des dispositifs de formation associant psychologues, comédiennes et comédiens et professionnels de santé (en étude ou déjà en poste). En France, le film s’attache, à l’exception de quelques scènes captées auprès d’un groupe d’ostéopathes, aux participants d’un long week-end au Théâtre de l’Opprimé à Montreuil, où des personnels de santé ont décidé de s’interroger sur leurs pratiques.
Ces séquences brouillent le projet du film qui, d’une captation en direct sur les errements et les difficultés de « s’adresser » à son patient, tombe dans l’écueil du documentaire sur l’hôpital public (français) et son délabrement. C’est bien dommage car le premier sujet, celui de « la parole » en situation de soin, était passionnant et le choix de filmer plusieurs expériences en Europe francophone était malin. Il faut reconnaître que le sujet n’est pas nouveau au cinéma, mais à l’image de Frederick Wiseman avec Hospital (1970) et Near Death (1989) ou Raymond Depardon avec Urgences (1988), ce sont toujours des situations extrêmes qui sont captées. Ici, il est aussi bien question de la première consultation avec un nouvelle patiente en médecine de ville (avec la traditionnelle « anamnèse », les antécédents familiaux) que de l’entretien d’entrée en soins palliatifs d’un patient accompagné de sa femme ou d’échanges plus « routiniers » avec des malades en institution.
Ce n’est donc pas d’abord un film sur l’hôpital en crise mais un documentaire qui interroge les interactions dans une situation particulière, comme d’autres films ont pu le faire sur les interactions au travail, à l’école ou dans une famille. Pour chacune de ces situations, il y a des règles, on les apprend : on ne parle pas à un client comme à son collègue, à un enfant de maternelle comme à un étudiant, à sa sœur comme à son fils… Les sciences sociales et singulièrement la sociologie américaine pragmatique, celle d’Erving Goffman, l’ont montré. Ce que Sauve qui peut montre, c’est un ensemble de dispositifs qui tente de reposer la question du colloque singulier soignant/soigné.e, alors que la médecine s’est hautement technicisée et qu’elle est devenue aussi formidablement performante (on oublie trop souvent que ce sont les progrès de la médecine qui font qu’en moyenne l’espérance de vie s’est tant accrue depuis un siècle). Le spectateur n’est pas surpris des difficultés, voire de l’incapacité à d’abord installer simplement une possibilité d’échange qui ne soit pas seulement verticale. Car si on n’a de cesse dans les sciences humaines mais aussi à l’Haute Autorité de santé de mobiliser la notion de « care », parler s’apprend. Et en médecine, parler n’est plus seulement informer ni recueillir de l’information, mais aussi tout simplement entendre ce que l’autre, le patient, dit avant d’écouter ses silences – il faudrait faire une histoire du silence en médecine…
Or, là où le film d’Alexe Poukine est décevant, c’est que jamais il ne prend en compte ce qui est au cœur de la relation entre soignant et soigné, comme dans toute interaction, à savoir l’âge, le genre, la condition sociale, la maîtrise de la langue et l’appartenance ethnique. C’est dans un monde blanc, non patriarcal et sans inégalités sociales que le film se déroule – même lors des séquences au centre parisien du Théâtre de l’Opprimé, pourtant précisément inventé par le Brésilien Augusto Boal pour mettre en évidence les rapports de pouvoir, aucun de ces éléments n’apparaît. Alors, on se demande si cette absence tient au cinéaste – et à sa représentation des lieux de soin comme des espaces hors du monde social – ou aux soignantes et soignants qui pensent qu’une fois leur blouse enfilée, il n’y a plus ni différence de genre, de couleur, de culture, de revenus…
Disons-le, on sort fâché contre le cinéma incapable d’interroger le réel, contre les professionnels de santé – à commencer par les psychologues mais aussi les comédien.ne.s qui sont engagé.e.s dans ces dispositifs – qui donnent à penser que leurs patient.e.s n’ont qu’une histoire médicale et que cette histoire n’a aucun lien avec leurs « vraies » vies. D’aucun.es m’objecteront que ce n’était pas le propos, je répondrai volontiers que c’est peut-être cela précisément qui fait actualité, c’est la représentation que nous avons chacun de la médecine, que l’on soit un neurologue ou une neurologue, une aide-soignante avec un permis de séjour, un infirmier syndicaliste avec une décharge horaire, une mère qui a accouché de trois enfants, une patiente dont le père était médecin, un autre qui est croyant, un qui ne maîtrise que quelques mots de français, une patiente qui n’a aucune visite…
Philippe Artières

Comment sortir des clichés ?
La crise de l’hôpital ? La gêne des soignants ? Un système maltraitant ? Et au final, un système qui ne répond à pas à cette belle fonction d’hospitalier et de service public…
On connaît la chanson, car voilà des thèmes que l’on ressasse depuis des années, avec une plainte continue mais aussi une impuissance à casser la tendance, voire tout simplement à élaborer des bouts de solution. Comment sortir de cet effondrement d’un côté, et de cet immobilisme de l’autre ?
D’où notre grande curiosité devant le documentaire Sauve qui peut d’Alexe Poukine, car partant d’un dispositif tout à fait inédit. Il ne se s’agissait pas alors de filmer des scènes « vraies », mais de les jouer. Sauve qui peut se compose ainsi d’une suite de simulations médicales et de leur débriefing. Pendant des ateliers, des étudiants et des soignants expérimentés se retrouvent à rejouer certaines situations délicates face à des comédiens et d’anciens patients pour tenter de s’améliorer. Un procédé théâtral qui puise dans le faux pour donner à entendre, on suppose, quelques vérités. Ainsi, un ou une comédienne incarne un patient, le temps d’une consultation d’annonce de diagnostic, avec scénario écrit au préalable pour cadrer la scène. Et c’est au personnel soignant de jouer. Ces ateliers décrivent ainsi des moments de formation avec des étudiants de l’hôpital de Lausanne, avec l’idée au départ de provoquer l’empathie. La cinéaste filme ces scènes de formation d’étudiants, puis des soignants dissèquent leur malaise, avec au final une réunion de groupe du Théâtre des Affranchis qui revient et rejoue la crise d’un service hospitalier avec son manque de personnel, ses infirmières à bout. Tout cela est intelligent et construit, et l’on voit parfaitement comment, par exemple, le système de facturation dit de « la T2A », ne prenant en compte que les actes techniques, dévalorise l’objet même de la relation qui est à la base du lien médical.
Devant ce documentaire, les critiques se sont toutes montrées très élogieuses. Il est en effet touchant et sincère. Mais il laisse perplexe. Ce sont les mêmes clichés que l’on raconte et que l’on décortique, mais en dépit de la finalité même de ces jeux de rôle, il n’apporte aucune réponse nouvelle, aucune piste pour sortir du jeu des différents acteurs et de ce cercle vicieux de la plainte et de l’immobilisme qui lui répond. Dans un entretien, la cinéaste Alexe Poukine dit vouloir creuser la porosité entre mascarade et sincérité. Peut-être, mais on reste sur sa faim. Lors d’une scène, un soignant lâche : « Un chef disait que le seul vrai problème de l’hôpital, c’est qu’il y a des patients. »
On pourrait suggérer à la cinéaste qu’il ne serait pas inintéressant de demander aux malades de jouer ce qu’ils vivent à l’hôpital. Peut-être que là, on avancerait un peu plus vite.
Éric Favereau