Santé publique : des données sans suite ?

Quelques chiffres du ministère de la Défense

C’était récemment, au tout début du mois de juillet, Santé publique France et l’Inca (Institut national du cancer) publiaient une vaste étude sur l’incidence de l’ensemble des cancers en France métropolitaine sur la période 2022-2023.

Un beau travail, selon l’avis de tous… Les observateurs ont mis en avant le sérieux du constat, à savoir que les cancers se portaient très bien dans l’Hexagone, et qu’ainsi, en l’espace de vingt ans, leur nombre a été multiplié par deux, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. « En 2023, le nombre de nouveaux cancers, toutes localisations confondues, est estimé à 433 136 cas. » Cela marque une tendance frappante, car ce chiffre est en forte augmentation. « Il est à lui seul un appel à la mobilisation », pour l’Inca. « Chez l’homme, le nombre de cas annuel de cancers est ainsi passé de 124 290 cas en 1990 à 245 610 cas en 2023. Cette augmentation de 98% du nombre de cas est liée essentiellement à deux facteurs : l’augmentation de 30% de la population et le vieillissement. Chez la femme, le nombre de cas annuels de cancers est passé de 91 840 cas en 1990 à 187 526 cas en 2023. Une augmentation de 104% avec les deux mêmes causes principales : 30% et 27% respectivement pour l’augmentation et le vieillissement de la population, les 43% restants liés aux facteurs de risque (tabac, alimentation, mode de vie, etc.). »
Dans ce panorama, un point noir a été ouvertement affiché : le dépistage et la prévention où le bilan est très moyen. Pour résumer, il y a en France trois dépistages organisés. Mais seulement 47,7% des femmes ont participé au dépistage du cancer du sein sur la période 2021-2022. C’est peu, et cela n’augmente pas. Elles sont 58,8% à participer au dépistage du cancer du col de l’utérus (période 2018-2020) ; une participation correcte, mais qui décroît avec l’âge. Quant au dépistage du cancer colorectal, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, la participation n’est que de 34,3% (2021-2022). Là, c’est médiocre.

Que dire de plus, devant ces statistiques que tous les médias ont repris sagement ? Pas un mot, pourtant, sur l’accès aux soins ni sur les inégalités de santé. Comme s’il suffisait de donner des chiffres, et puis la page se tourne.
Nous avons voulu demander l’avis de François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France, sur ces statistiques qui peuvent paraître « bien lisses ». Les chiffres n’ont-ils pas aussi un volet politique ?
« D’abord, nous dit-il, le fait d’avoir des données est essentiel. La connaissance est indispensable. Les données épidémiologiques restent la base. C’est utile, nécessaire, et il ne faut pas les sous-estimer. On en a besoin. Mais encore faut-il aller plus loin. »

C’est-à-dire ?
François Bourdillon : Il y a l’épidémiologie analytique, c’est-à-dire s’interroger en l’occurrence sur le pourquoi de ces augmentations fortes de l’incidence : comprendre et en trouver les raisons. Et de fait, c’est super difficile de répondre car on ne sait pas trop. On dit que la population grandit, qu’elle vieillit, que l’on dépiste davantage et qu’il est donc normal que l’on découvre plus de cas – c’est le cas pour le cancer de la thyroïde et de la prostate. Mais il y a des boîtes noires pour expliquer cette augmentation. Quid des expositions environnementales ? Globalement, on ne sait pas grand chose, on se dit qu’il faudrait y travailler beaucoup plus. Quel est le poids réel de la pollution atmosphérique ? Celui de l’exposition aux perturbateurs endocriniens, de l’effet de l’alimentation transformée ? Tout cela est dans un trou noir.

Avec le poids des lobbys, les lignes ne bougent pas 

Et puis, il y a l’autre volet : l’épidémiologie, qui ouvre sur les déterminants. Là, on le sait, on tombe sur les mêmes causes : l’alcool, le tabac, la nutrition, les traitement hormonaux de substitution, etc… sont les principaux déterminants de cancer. On les connait pour la plupart, la seule grosse interrogation restant sur l’environnement. Or on peut mieux faire en prévention. Des politiques sont menées contre le tabagisme, mais rien n’est fait contre l’abus d’alcool. Rien. Le poids du lobby pour l’alcool est tel que tout est bloqué. Sur la nutrition ? On en est encore à l’acceptation potentielle d’un logo nutritionnel européen, mais là encore, avec le poids des lobbys, le Nutriscope n’est toujours pas adopté et obliagtoire.

Que faire, alors ?
F. B. : Si l’on veut faire de la bonne prévention, il faut, bien sûr, aller plus loin. On sait que tout le monde n’est pas égal, ni au même niveau. Bien sûr, ce sont les plus modestes qui en souffrent plus. Comment, dès lors, avoir des politiques différenciées ? Comment décliner un plan national sur le terrain ? Comment avoir des relais dans la population ? La prévention ne se développera pas si on ne revitalise pas la médecine préventive, s’il n’y a pas d’associations qui font le relais sur le terrain. En France, le manque est là : nous ne déclinons pas sur le terrain la prévention et nous sommes bien loin de répondre aux besoins de la population.
En tout cas, si l’on ne met pas du sens dans l’épidémiologie pour savoir ce que l’on en fait, rien ne bougera.

On dépiste beaucoup mieux à Paris qu’en Seine-Saint-Denis

Donner du sens, cela veut dire quoi ?
F. B. : Donner du sens, c’est par exemple se fixer comme objectif de réduire les inégalités de santé, d’agir au plus prés des lieux de vie de la population. Aujourd’hui, on le sait, on a les données, on sait que l’on dépiste beaucoup mieux à Paris qu’en Seine-Saint-Denis… Mais après ? Nous restons dans un modèle jacobin de la prévention. De haut en bas, des bureaux parisiens au reste de la France.

Cela paraît si clair que cela ?
F. B. : Sur la question des inégalités en termes de classes sociales, nous avons, les données. Aucune étude, aujourd’hui, n’est faite sans prendre en compte les catégories socioprofessionnelles. Certes, ce n’est pas mis en avant systématiquement, mais nous savons. Mais mettons nous en œuvre les réponses possibles?
Nous ne nous donnons pas les moyens pour y remédier. Et là encore, on le sait ; il faut développer des politiques d’aller vers, c’est-à-dire renforcer les politiques publiques pour aller au plus prés des populations vers, donner des compétences aux régions, décliner au niveau départemental, voire communal. La santé publique, c’est du terrain ! Et une volonté politique d’agir en prenant en compte la connaissance pour l’action…

Recueilli par Éric Favereau