Un ami proche, animateur d’une association de patients psychiatrisés, Humapsy1, m’a fait parvenir par courriel cette annonce singulière du GHU Paris, Psychiatrie & Neurosciences :
« Consultation en vue de la cession du site hospitalier de Perray-Vaucluse (91). Phase 1 : Appel à manifestation d’intérêt.
Le Centre Hospitalier de Perray-Vaucluse est un site historique de la psychiatrie française, implanté en Essonne depuis le milieu du XIXème siècle. (..) Dans le cadre de la réorganisation de ses activités, une grande partie du site n’accueille plus d’activités (..).
Ainsi une emprise foncière de près de 45 hectares est à céder par l’intermédiaire d’une consultation constituée de trois phases (..).
La qualité paysagère, la valeur patrimoniale et architecturale des ensembles bâtis ainsi que l’ancrage dans la mémoire collective des habitants sont des atouts pour la transformation de ce site exceptionnel et unique en Île-de-France. »
À la lecture de cette annonce alléchante – site historique de la psychiatrie française, la valeur patrimoniale et architecturale, qualité paysagère, mémoire collective –, je me suis trouvé replongé dans ma mémoire personnelle et affective. Perray-Vaucluse, Vaucluse comme on disait couramment, fut le lieu de mon entrée en psychiatrie. Et par un curieux hasard de date, c’était exactement voilà cinquante ans ! Le 1er octobre 1973, je débutais pour une durée d’un an, ma première année de stage de mon certificat de spécialité en Psychiatrie. Donc en février 1974, j’étais à Vaucluse, dans le service que Lucien Bonnafé avait déjà organisé dès 1970, en secteur du IVe arrondissement de Paris, tel le pionnier et instigateur radical d’une psychiatrie désaliéniste qu’il fut, de Saint-Alban, à Corbeil-Essonnes, en passant par Ville-Évrard, Sotteville-lès-Rouen notamment.
La révolution Bonnafé
Bonnafé était arrivé à Vaucluse en 1958. Dans ces années-là, il se démena comme le beau diable d’homme qu’il était, pour parvenir avec une illustre responsable déterminée du Bureau des maladies mentales à la Direction générale de la santé du ministère, Mme Mammelet, à ce que soit publié au Journal officiel le 15 mars 1960 une circulaire « établissant le programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales ».
Il s’agissait d’une authentique révolution en psychiatrie, tout autant essentielle que la fameuse loi du 30 juin 1838 instaurant l’obligation pour chaque département de créer un établissement de soins pour les aliénés, et précisant par la loi les modalités d’internement (placement dit « volontaire » et placement d’office) des personnes atteintes de troubles mentaux. La loi de 1838, loi d’exception par excellence, ne sera modifiée qu’en 1990… Cent cinquante-deux ans, une remarquable longévité pour une loi. Cette politique dite « du secteur psychiatrique » devint pendant plusieurs décennies un modèle dans toute l’Europe, le modèle d’une organisation d’accueil, de soins et de prévention des troubles mentaux.
Après cette longue digression historique, nous voici au seuil de ce qu’il reste de cet hôpital et de la visite que nous avons effectuée ce samedi 3 février. Accueillis par un homme terriblement attachant, Patrick Hottot, animateur de l’association des Amis de l’histoire de Sainte-Geneviève-des-Bois et ses environs, nous allons effectuer une longue déambulation dans le vaste territoire, dans les lieux de cet ancien asile ouvert le 1er janvier 1869. Patrick Hottot est un personnage engagé dans l’histoire de cet hôpital psychiatrique, ancien syndicaliste et agent de l’hôpital pendant près de quarante ans où il exerçait sa profession de boucher dans les cuisines de l’établissement.
Une sorte de ville fantôme
Tout au long de cette balade, j’avais l’impression d’une sorte de ville fantôme, avec ces bâtiments hausmanniens remarquablement conservés. Un peu comme ces décors abandonnés de cinéma des villages de western que j’avais visités dans le désert espagnol de Tabernas en Andalousie où furent tournés les films de Sergio Leone …
Une atmosphère froide d’où ne se dégage aucune perception de la souffrance endurée dans ces lieux d’enfermement. Les bâtiments des services d’hospitalisation, les traverses extérieures, la chapelle et les bâtiments de l’administration et des services généraux sont remarquablement bien conservés. L’intérieur des bâtiments où s’entassèrent les dizaines de milliers de personnes malades depuis 1869 ne nous fut pas accessibles à notre grande déception. Les derniers malades furent transférés en 2004 dans les locaux de l’hôpital Henri Ey à la porte de Choisy dans le XIIIe arrondissement de Paris. Ces locaux ont été créés dans l’ancienne clinique médico-chirurgicale de la Porte-de-Choisy2.
Les arbres majestueux, les herbes folles – ici aussi les herbes sont folles -, la forêt de ce parc gigantesque qui comptait 125 hectares en 1878, procurent une atmosphère pittoresque, quasi-bucolique. D’ailleurs, une fois les bâtiments d’hospitalisation désaffectés, des habitants du coin, Sainte-Geneviève-des-Bois, Épinay-sur-Orge, Ballainvilliers et Villemoisson-sur-Orge, venaient profiter du parc pour pique-niquer, effectuer leurs balades dominicales. L’administration a décidé alors de fermer tous les accès possibles à ces « squatters » du dimanche.
Sous le porche d’entrée ont été apposées trois plaques commémoratives des personnels morts au cours des deux guerres mondiales. Aucune pour la guerre d’Algérie. À notre question à propos des morts de malades hospitalisés pendant la famine catastrophique entre 1940 et 44 dans l’ensemble des asiles de France, nous avons eu la surprise d’entendre « qu’ici à Vaucluse, il n’y a eu aucun mort comme par exemple à Clermont dans l’Oise, Ville-Évrard, Maison-Blanche » ou Montfavet, près d’Avignon, où est morte Camille Claudel en octobre 1943.
Nous accédons, ensuite, à une vaste place bordée par l’immense bâtiment des services généraux et de chaque côté s’échappent de très longues galeries qui donnaient accès aux services d’hospitalisation. Les bâtiments dits « de soins » s’étalent de chaque côté du bâtiment des services généraux : d’un côté ceux pour les hommes, de l’autre pour les femmes. Ces deux ailes étaient particulièrement étanches, et scrupuleusement respectées, à toute rencontre entre hommes et femmes suivant les princeps établis par Henri Falret en 1852 pour la construction des asiles d’aliénés3. Même pour la messe dominicale, la chapelle était divisée en deux, une cloison séparant les hommes des femmes.
La chapelle, l’Internat, le cimetière…
Nous allons justement accéder à une seconde place où trône l’imposante « chapelle » de style roman, type de bâtiment similaire dans la plupart des asiles construits en cette fin du XIXe siècle. En fait de chapelle, il s’agit bien plutôt d’une véritable église du fait de sa taille car lorsque l’on parle de chapelle on imagine plutôt un petit bâtiment. Mais cette dénomination de chapelle est commune à tous les édifices construits dans les asiles.
Derrière la chapelle, quasiment enfoui sous la végétation et des arbres immenses, on découvre « l’amphithéâtre », la morgue qui accueillait les corps des malades décédés et où se pratiquaient les autopsies. Nous atteignons alors le mur d’enceinte et la porte de Ballainvilliers et les espaces dédiés aux transports. À l’extérieur, on devine le bâtiment de l’Internat, qui servait de logements pour les internes avec son réfectoire.
À côté de l’Internat, se trouve le cimetière de l’asile. Ce cimetière recueille les dépouilles des malades mais aussi de plus 200 membres du personnel qui y ont été inhumés. Après plusieurs « relèvements » de dépouilles au fil des décennies, il reste actuellement plus de 2000 corps qui n’ont jamais été réclamés. À cet endroit je me remémore le poème de Paul Éluard, écrit en 1943 à Saint-Alban, Le cimetière des fous :
« Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine » (..)
En continuant, nous passons devant une magnifique demeure en meulière qui fait face à des garages où étaient d’abord garées les charrettes, puis les véhicules de transport de matériel et des malades. Cette bâtisse hébergeait les agents des transports, les écuries des chevaux et les logements des cochers.
Nous sommes alors au pied d’un immense bâtiment très singulier : le château d’eau qui cache les cuves pour le chauffage des bâtiments hospitaliers et les différents services. Patrick Hottot nous raconte alors que « dans les premières décennies d’occupation de l’asile, pendant les hivers parfois rudes, il était fréquent que la température descende jusqu’à 8 degrés dans les services de « soins ». »…. Pas très hospitalier, l’hôpital !
Puis, nous voilà dans le grand bois du parc pour atteindre une très belle petite demeure : la villa normande. « Un projet de 1887 fut élaboré notamment pour construire des pavillons de type cottage pour des malades de familles aisées. »4 Finalement en 1891, la construction de deux chalets est achevée : un pour un patient et ses serviteurs, et l’autre pour deux patients et leurs serviteurs ! Ils ne restèrent que 173 jours car isolés au milieu du bois, souffrant de l’isolement et la mélancolie se rajoutant à leur pathologie, ils furent déménagés et ont rejoint la Maison de santé de Ville-Évrard, l’asile de Neuilly-sur-Marne. Cette Maison de santé avait été ouverte en mars 1875, d’une capacité de 160 lits et pouvant accueillir des malades fortunés, bourgeois, aristocrates, des intellectuels, des hommes politiques, et leurs domestiques, hommes et femmes étant aussi séparés les uns des autres.
Enfin ultime lieu de notre périple, le Château. Patrick Hottot nous raconte comment du nom ancestral de Gilquinière, il fut renommé Vaucluse. Ce fut le futur Louis XVIII venant souvent sur ce domaine, invité par le seigneur des lieux, émerveillé par la petite source qui coulait à côté du château, s’en extasia et lança que ce paysage lui évoquait le Vaucluse ! C’est ainsi qu’avant la révolution ce domaine pris le nom de Vaucluse. Puis une fois l’asile construit, un lieu-dit nommé Le Perray, qui jouxtait le domaine, vit se construire des maisons par des agents de l’hôpital. En raison de l’impérieuse nécessité d’un arrêt des trains pour la livraison de matériaux, notamment, l’administration de l’asile obtint la construction d’une gare au Perray, qui fut appelé gare du Perray-Vaucluse.
Nous arrivons à la fin de la visite, en contrebas de l’ancien asile, où fut construit « La Colonie » ouverte en 1876 où étaient accueillis les enfants. Ce quartier des enfants avait une capacité de 116 lits, uniquement des garçons jusqu’à 16 ans.
Juste à côté une ferme fut également bâtie. Dans l’esprit des psychiatres de l’époque, les travaux champêtres, le grand air ne pouvaient qu’être bénéfiques pour le rétablissement des malades.
Au-delà de cette visite demeurent des questions qui touchent celle du patrimoine, de ce pan de l’histoire de la psychiatrie. Mais aussi que sont devenus les objets des pavillons, les papiers, les archives, les traces écrites des patients, les lettres des familles etc. Ce patrimoine sera-t-il abandonné au « mieux-disant » futur acquéreur ? Que fera-t-il de ces bâtiments, lieux de vie et de souffrance ? Des destructions feront disparaître à jamais ce siècle et demi d’accueil, de labeurs, de tentatives de soigner. Traces de toutes ces vies ravagées par la folie, par les pathologies psychiques diverses. Traces aussi d’engagement des personnels soignants et des services généraux.
Paul Machto
1) « HumaPsy : des humains psychotiks, psychophrènes, psychistes, psykolaires, psychopprimés, etc. »
2) Rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté – avril 2010.
3) Cf l’article de VIF « Fenêtres sur cour dans les asiles d’aliénés »
4) Ouvrage de l’association des amis de l’histoire de Sainte-Geneviève-des-Bois et ses environs, De la Gilquinière à Perray-Vaucluse (nov. 2009)