Fenêtres sur cour dans les asiles d’aliénés

L’asile de Sainte-Anne en 1877

Et si, pour changer, on suivait l’écrivain Georges Pérec et on s’intéressait aux objets évidents de notre quotidien : la chaise, l’escalier, ou encore la fenêtre. L’histoire de l’architecture asilaire au XIXe siècle est bien connue. De nombreux travaux lui ont été consacrés, comme la thèse de Lucile Grand, L’architecture asilaire au XIXe siècle, entre utopie et mensonge. (Bibliothèque de l’école des chartes. 2005, tome 163, livraison 1. pp. 165-196).
Car après une phase d’installation des asiles dans des bâtiments déjà existants, juste après l’adoption de la loi de juin 1838 instituant un établissement psychiatrique par département, il a fallu construire. Moment fascinant dans une perspective foucaldienne d’invention d’une multitude de micro-dispositifs de pouvoir pour prendre en charge la « population » des aliénés. Henri Falret, à ne pas confondre avec le célèbre aliéniste de la Salpêtrière Jean-Pierre Falret (1794-1870), publia en 1852 un traité intitulé De la Construction et de l’organisation des établissements d’aliénés.

Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, il décrit comment selon lui un asile doit être construit. Son principe général est de vouloir donner, le plus possible, à ces établissements l’apparence des maisons ordinaires, et « de ne faire une chose spéciale que lorsqu’elle est tout à fait indispensable ». L’asile ne doit pas être monumental, ressembler à un palais avec des ornements La simplicité et la gaieté doivent dominer ; il faut éviter les grilles en fer, les grands murs, les petites croisées, les fortes serrures, et les gros verrous ; il doit être une combinaison de sûreté et d’apparente liberté. Il va de soi que les hommes et les femmes ne peuvent y cohabiter. En outre, il convient de séparer aussi les aliénés entre eux, selon leurs maladies. La forme du bâtiment « doit varier d’après le nombre des malades, la différence des localités, des mœurs, des habitudes et des classes de la société ; ainsi telle forme qui conviendra pour un petit établissement, ne pourra convenir pour un grand ; telle autre qui présentera des avantages pour un pays chaud ne pourra être adoptée dans celui dont la température est froide ou extrêmement variable ; enfin telle autre qui devra être recherchée pour un établissement public devra être écartée pour un établissement privé ».

Henri Falret ne néglige aucun détail et livre un long développement sur les fenêtres qui, à certains égards, contient toute sa conception de ce que doit être un asile d’aliénés.

Philippe Artières

« Fenêtres. Dans l’intérêt des malades comme dans celui de l’établissement, on a eu recours à toute espèce de dispositions dans la construction des fenêtres. Tout ce que l’imagination a pu inventer a été essayé, soit dans la forme, soit dans la situation des fenêtres, soit dans la manière de les protéger, soit dans leur mode de fermeture. Ces dispositions spéciales ont toutes pour but d’empêcher les évasions, les suicides, les blessures, sans cependant priver les habitations de ventilation et de vue suffisantes. Pour éviter la nécessité de moyens de protection intérieurs et extérieurs, on a, dans plusieurs asiles, placé les fenêtres à une hauteur considérable ou même dans le plafond, et on leur a donné les formes les plus variées afin de faciliter leur ouverture et la ventilation ; on a fait des fenêtres à pivot, à bascule, ou même, dans plusieurs asiles anglais, à Hanwell, à Bedlam, par exemple, des fenêtres circulaires ou demi-circulaires sous forme de bouches de chaleur. Ces fenêtres, formées de deux cadres, dont l’un mobile roule à volonté sur l’autre qui est immobile, autour d’un axe central, sont composés d’espaces pleins et d’espaces vides qui peuvent alternativement se correspondre les uns aux autres, de manière à intercepter l’air ou à le laisser pénétrer dans l’appartement. On a évité ainsi les grillages et les barreaux intérieurs et extérieurs en mettant les fenêtres hors de la portée des aliénés ; mais la ventilation est devenue plus difficile, on a enlevé toute espèce de vue et rendu les habitations très tristes, sans cependant pouvoir empêcher les malades, à l’aide d’un meuble quelconque, de chercher à s’évader, et, à l’aide d’un objet de leur mobilier ou de leurs vêtements, de briser les vitres.

Dans d’autres asiles, on a adopté les fenêtres à hauteur d’appui, à coulisses, à ventaux, etc., etc., comme dans les maisons ordinaires, suivant les usages du pays, en y ajoutant toutefois des dispositions ou des modes de fermeture particuliers que les malades ne pouvaient ouvrir à volonté. Ainsi, par exemple, on a diminué la largeur des carreaux afin que le corps d’un homme ne puisse y passer ; on a fait les cadres en fer afin que les malades ne puissent les briser, et se frayer un passage, après avoir cassé les vitres.
On a divisé la fenêtre en deux parties, dont la partie supérieure seule s’ouvre et sert à la ventilation, tandis que la partie inférieure, scellée, ne sert qu’à la vue.
On a encore perfectionné ce système en laissant à la partie inférieure (comme on l’a fait à lllenau), une portion de fenêtre que le malade peut ouvrir à volonté, mais au dehors de laquelle se trouve un cadre en fer non vitré dont les barreaux correspondent exactement au cadre de la fenêtre, et qui n’est visible que quand elle est ouverte.

Fenêtre d’une chambre, devenue musée à l’hôpital psychiatrique du Rouvray

Dans d’autres endroits, et principalement en Angleterre, on ne s’est pas borné à établir ce cadre vide vis-à-vis d’une seule portion de la croisée ; il existe dans toute sa hauteur et remplace avantageusement les barres de fer verticales qui sont visibles alors même que la fenêtre est fermée. On a dernièrement appliqué ce système aux nouvelles cellules des agitées à la Salpêtrière.
Dans l’asile de Pennsylvanie, le moyen employé dans le même but est encore plus simple et plus agréable ; il consiste à ne faire ouvrir que la moitié inférieure de la fenêtre et à placer en dehors, à quatre ou cinq pouces en avant, une protection en fer ayant le caractère d’un ornement. Comme dernier moyen de protection extérieure, nous citerons encore les persiennes de diverses formes, fermées pendant la nuit et même pendant le jour.
Les moyens de protection intérieure consistent dans des grillages en fil de fer, dans des volets ou des persiennes en bois, ne recouvrant que la moitié inférieure de la fenêtre pendant le jour, ou bien la recouvrant complètement pendant la nuit et se repliant pendant le jour dans l’embrasure de la croisée.
Les moyens de fermeture très variés consistent ordinairement en diverses espèces de serrures s’ouvrant à l’aide de clef ou de carrés et ne faisant pas saillie, afin de ne pas devenir des moyens de suicide.

Les avantages respectifs de ces diverses variétés de fenêtres ont été longuement discutés par les auteurs ; nous n’avons pas à entrer ici dans de semblables discussions ; nous dirons seulement qu’aucun des systèmes que nous venons d’énumérer n’a répondu complètement à toutes les exigences , que plusieurs d’entre eux donnent aux établissements d’aliénés l’aspect d’une prison, et qu’ils ont tous l’inconvénient grave de la singularité. Pourquoi ne pourrait-on pas avoir dans les établissements d’aliénés des fenêtres semblables à celles des autres établissements ?
Quel est le but que l’on doit se proposer dans la construction des fenêtres ? C’est, comme nous l’avons dit, d’une part, d’éviter les suicides, les blessures et les évasions, et d’autre part, de trop grandes dépenses en vitres ; or, je répéterai, comme pour la question du nombre des étages, que l’on a eu le tort de considérer la généralité des aliénés comme des êtres dangereux.Conformément au principe que nous avons proclamé, et qui consiste à faire rentrer les aliénés, autant que possible, dans la règle commune, nous proscrivons toutes ces fenêtres exceptionnelles et nous demandons des fenêtres ordinaires, avec cette seule précaution qu’elles ferment à clé. Dans les dortoirs, on doit y ajouter des volets en bois plein que l’on ferme la nuit, d’après le même système que les croisées. Par ces moyens, qui ne sortent pas de la loi commune, nous croyons pouvoir éviter tous les suicides et toutes les évasions. Quant aux blessures, elles seront très rares et peu graves ; la dépense des vitres est tout à fait imaginaire, car les aliénés en brisent beaucoup moins que ceux qui les gardent.
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