Réinventons une santé publique qui protège

Bernard Kouchner et Patrick Aeberhard

Un peu partout dans le monde, les systèmes de santé vacillent. La montée des populismes et des extrêmes détourne les principes fondamentaux du soin pour les transformer en outils de tri, d’exclusion, de répression. Aux États-Unis, à l’heure où l’utilisation de lois locales obsolètes interdisent l’accès à certains soins en fonction de l’origine, de l’orientation sexuelle ou du statut migratoire, on vient de voir la présidente de Médecins sans frontières international interdite de parole à l’université Columbia, du fait même des autorités de cette université.

« Faire le droit »

Le système de santé français, longtemps considéré comme l’un des plus justes et accessibles au monde, traverse lui aussi une crise profonde. Ce qui fut un pilier de notre modèle républicain devient, pour des milliers de personnes, un mur infranchissable. L’accès aux soins, censé être un droit universel, s’effrite à mesure que les logiques comptables remplacent les principes de solidarité. Le cri d’alarme que poussent aujourd’hui de nombreux acteurs de terrain est aussi un appel à la mémoire : nous avons su faire du soin une expression du droit et de la dignité. Pourquoi n’est-ce plus le cas ?

Depuis les années 1980, des organisations non gouvernementales comme Médecins du monde ont joué un rôle crucial pour faire émerger cette articulation entre médecine et droit, en France comme à l’étranger. D’abord mobilisées dans les pays du Sud, ces associations ont rapporté dans leurs bagages une méthode : intervenir là où les États abandonnent, documenter, alerter, et forcer les politiques à voir ce qu’ils préfèrent ignorer. C’est ainsi que la Mission France de Médecins du monde est née, face à la réalité insoutenable des « nouveaux pauvres » – ces personnes laissées sans protection sociale, incapables de se soigner, souvent envoyées dans les dispensaires associatifs par les hôpitaux eux-mêmes.

À partir de ces constats de terrain, des avancées majeures ont vu le jour : création du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, puis de la couverture maladie universelle (CMU), et de l’aide médicale d’État (AME). Ces mesures ont été prises par des ministres de droite et de gauche, Philippe Séguin, puis Michel Rocard ; Michèle Barzach et Bernard Kouchner. Toutes ces conquêtes sociales ont été rendues possibles par la mobilisation des ONG, des militants, des professionnels de santé et du droit, agissant en contre-pouvoir et en conscience. C’est ce que nous appelions alors « faire le droit » : créer, à partir des besoins et des souffrances concrètes, un cadre juridique qui protège, garantit, et répare.
Tous ces efforts se sont traduits dès 2002 dans la loi Kouchner relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Ce texte fondateur a profondément transformé la relation entre les patients et le système de santé en France, affirmant une reconnaissance légale des droits individuels des usagers du système de soins.

Repolitiser la question de la santé

Mais que reste-t-il aujourd’hui de cet élan ? La médecine humanitaire continue de pallier les défaillances d’un système devenu sourd aux plus vulnérables. Les centres d’accueil pour les soins des plus démunis sont saturés. Les personnes à la rue, sans papiers ou en situation de précarité sont régulièrement renvoyées à l’absence de droits ou à des démarches kafkaïennes. L’hôpital public s’essouffle, les soignants s’épuisent. Les usagers de drogues sont toujours stigmatisés, et les politiques de réduction des risques, jadis conquêtes majeures de santé publique, sont souvent menacées.
Ce désengagement progressif de l’État s’est accompagné d’une forme de résignation politique. La santé n’est plus pensée comme un projet collectif, mais comme un poste budgétaire. Elle est devenue un bien parmi d’autres, que l’on optimise, rationalise, ou externalise. Or, la santé publique n’est pas une variable d’ajustement. C’est l’une des conditions de la démocratie.
Comment nous préparer, à la lumière des expériences récentes, aux nouvelles épidémies ou catastrophes qui ne pourront manquer de survenir ? Au plus fort de l’épidémie de VIH, la mobilisation était générale, les ONG imaginaient des solutions comme les centres de dépistage anonyme et gratuit, et l’État facilitait leur mise en place. Mais à rebours, lors du Covid-19, les ONG prises de court étaient dépassées et l’État a longuement hésité.

Alors, que faire ? D’abord, repolitiser la question de la santé. Cela signifie cesser de considérer les inégalités de santé comme des fatalités, et reconnaître qu’elles sont le fruit de décisions politiques. Cela signifie aussi renforcer les alliances entre acteurs publics, professionnels, associations et citoyens pour concevoir des politiques de santé réellement inclusives. Les ONG ne doivent plus seulement être les pompiers d’un système à la dérive. Elles doivent être associées à sa refondation. Et bien sûr, imaginer le financement de ces mesures, repenser la prise en charge des soins selon leur gravité, trouver l’équilibre des mutuelles, encourager la collaboration privé-public.
Nous avons besoin d’un nouveau pacte de santé publique, fondé sur la justice sociale, la solidarité et l’écoute des premiers concernés. Ce pacte doit s’appuyer sur les principes d’opposabilité des droits : un soin refusé sans justification est une atteinte au droit. Une personne laissée à la rue avec une pathologie grave est victime d’une double peine. Un usager de drogues privé d’accès aux soins est une bombe sanitaire et sociale à retardement. Enfin, il faut renouer avec la puissance de l’exemple. Comme le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) pour le droit à l’avortement dans les années 1970, comme les associations contre le saturnisme, ou la prise en charge des usagers de drogues, permettant aux pays européens d’éviter l’épidémie d’overdoses aux opioïdes.

Il est temps de réaffirmer que l’action citoyenne, même minoritaire, peut faire bouger la loi. Il ne s’agit pas de sauver un modèle pour la beauté du geste. Il s’agit de retrouver l’ambition originelle d’un système qui faisait de la santé un droit, et non un privilège. Dans un monde fragilisé par les crises sanitaires, climatiques, migratoires, il est urgent de réinventer une santé publique qui protège vraiment – et pour tous.

Patrick Aeberhard