Registre national sur le cancer, un échec programmé…

Plus de 400 000 nouveaux cas et 157 000 décès chaque année en France, une augmentation de sa fréquence chez les jeunes, une poussée incontrôlée de certaines localisations comme le pancréas, une dépense associée de 22,5 milliards d’euros : le cancer a de quoi inquiéter.

Après une période, pas si lointaine, durant laquelle la communication en blouse blanche était à l’optimisme (« nouvelle victoire », « formidable avancée », « nous sommes en train de gagner la bataille », etc.), l’air du temps semble revenir à une perspective plus noire. Le 6 mai 2025, une tribune publiée dans le journal Le Monde et signée par un panel très large d’associations, de politiques, de médecins et autres avait pour titre : « Lutte contre le cancer : Pour éviter la catastrophe annoncée et protéger au mieux les français, dotons-nous d’un registre national » Catastrophe annoncée ? Les signataires font référence au fait que l’incidence des cancers a doublé en France entre 1990 et 2023, et au bond de 77% de nouveaux cas pronostiqué par l’Organisation mondiale de la santé d’ici 2050. Dans les médias, chez les politiques, le message est maintenant du style : « Ça craque de partout ! », « il faut réagir et vite ! ».

Extrêmement lourd et coûteux

On ne peut que se réjouir de cette prise de conscience, de cette mobilisation consensuelle. On se prend à espérer que l’on va se mettre à travailler rationnellement, en multidisciplinaire, en rassemblant ce que l’on sait, en regardant enfin sérieusement ce que l’on a négligé et même refusé d’explorer jusqu’alors. Que l’on va, grâce aux ressources offertes par le big data et l’intelligence artificielle, pouvoir mettre en évidence des facteurs de risque jusque-là ignorés. Eh bien non ! Ce que veulent les signataires de la tribune, ce qu’ont voté dans la foulée l’Assemblée nationale et le Sénat c’est… un registre national sur le cancer ! Un outil d’un autre temps, extrêmement lourd et coûteux à mettre en place et à maintenir opérationnel.

Un registre n’est rien de moins et rien de plus que la collection exhaustive et continue à l’échelle d’un territoire de l’ensemble des cas d’une maladie donnée. Ce qui veut dire les identifier, les valider puis procéder au recueil le plus complet possible d’informations les concernant. En clair, et sans prendre en compte l’augmentation de fréquence à venir, un travail lourd pour chacun des… 400 000 cas qui sont diagnostiqués chaque année en France. Si un registre peut être la réponse adaptée pour une maladie rare ou assez peu fréquente, dans le cas du cancer, il est permis de douter de la faisabilité et, tout simplement, de l’intérêt du projet.

Pour quoi faire ?

L’argumentaire des signataires de la tribune mérite que l’on s’y attarde. Ils soulignent d’abord les limites des 33 registres actuels coordonnés par le réseau Francim qui « ne couvrent que 24% de la population, soit 14 millions de personnes » (ce qui n’est quand même pas rien !) et ne sont pas représentatifs de la population française ni « le fidèle reflet de la réalité ». Certes, peut-être, mais il serait intéressant de se demander pourquoi il en est ainsi, pourquoi il a été jusqu’alors impossible, ou jugé non pertinent, de viser une extension à 100% de la population. Se demander surtout ce qu’ajouterait le fameux registre. En quoi il ferait mieux que les moyens qui existent déjà mais n’ont pas été sollicités ou mobilisés.
Le second argument fait miroiter la possibilité d’identifier des facteurs de risque de cancer comme la « pollution urbaine, les perturbateurs endocriniens, les substances chimiques présentes dans de nombreux produits de consommation courante ». Là encore, on ne peut qu’être d’accord ; deux remarques s’imposent cependant :
Quantifier, pour chacun des 400 000 cas annuels, les niveaux d’exposition à l’ensemble des facteurs de risque possibles est du domaine du vœu pieux. Les chercheurs qui se sont, par exemple, confrontées à la difficulté de quantifier l’exposition à la pollution atmosphérique en savent quelque chose ! Ne parlons pas du traçage des substances suspectes dans les aliments et autres… Le cas récent du cadmium devrait nous rendre plus modestes.
À ce stade, la bonne question à poser est avant tout : « Qu’avons-nous fait jusqu’à présent vis-à-vis des facteurs de risque cités par les signataires, des alertes et signaux qui n’ont pas manqué ces dernières années ? Quelles mesures ont été prises sur cette base pour assurer la protection de la population ? » Parmi bien d’autres, citons le cas du glyphosate et du cancer du pancréas dont la fréquence a été multipliée par 6 en 30 ans. Faudra-t-il attendre des années et des années la mise en place, improbable, d’un registre national pour re-identifier ce que l’on soupçonne ou sait déjà ? En quoi, cela permettrait-il de changer les données de la décision, de contrer les intérêts partisans et la désinformation associée ? Demandons-nous simplement combien de dizaines ou centaines de milliers de nouveaux cas de cancers nous aurions pu, ou plutôt dû, éviter par des mesures de prévention, d’éviction, ou simplement par l’information ?

Extrêmement coûteuse pour un résultat plus qu’incertain, la solution registre semble être, de plus, un outil dépassé et à l’intérêt limité. La France possède l’une des plus grandes bases de données de santé pleinement fonctionnelle au monde (le Système national des données de santé, SNDS). Pourquoi ne pas vouloir faire beaucoup moins couteux et plus performant en partant de là et en l’enrichissant des informations non encore documentées ? Avec, en prime, deux avantages majeurs : le système serait opérationnel tout de suite ET il permettrait de travailler sur d’autres maladies. À moins que dans quelques mois, une nouvelle tribune ne réclame la mise en place immédiate d’un registre national des maladies neurodégénératives… puis ce sera au tour des maladies cardiovasculaires. La France est le pays de Maginot mais quand même…

Bernard Bégaud