Qui va lui dire ? (3)

La déambulante

La Dédé est là depuis 7 jours. Dans sa vaste chambre, les enfants ont collé des photographies des petits-enfants « pour pas qu’elle les oublie ». La Dédé sait que tout ce qui se fait dans cette chambre, c’est fait pour « lui faire du bien », disent les aides-soignantes. Mais elle n’en a cure. Elle voit qu’on la voit en train de regarder, sourire, pleurer, grimacer, manger, râler, somnoler, oublier… Elle était si tranquille chez elle ! Sans tous ces yeux ! Ah, ces regards ! Ah, cette question cent fois « comment ça va ? » ! Elle sait, elle l’a vu, elle l’a compris, que son mari est hospitalisé pour un grave cancer. Elle quitte sa chambre, revient, met ses colliers, circule pour se détendre. Elle entend dans son dos « elle ne tient pas en place ». Elle sent la réprobation. « Ça m’agace », aime-t-elle à dire, mi-sourire, en appuyant dents serrées sur le a et le c.

« Une fugueuse, nous voilà bien ! »

Panique à l’étage ce matin. Madame Dédé a disparu de sa chambre crie- t-on dans les couloirs ! On ouvre toutes les portes, les WC, douches, salle de repassage. Descente au rez-de-chaussée voir la salle télé, les bureaux administratifs, l’ancienne buanderie. Tour de l’immeuble… Quelqu’un aurait peut-être vu ses filles la sortir ? Non, c’était hier ! Cette fois, aucun signe de vie dans l’établissement.
Ah, ces déambulantes ! À traîner dans les pattes des infirmières et aides-soignantes, cherchant tout et rien, marchant pour rien, pense-t-on. En une semaine, cette fois, sa réputation est faite, Dédé est une dangereuse errante. « C’est sûr. C’est une fugueuse ! Ce n’était pas écrit dans le dossier. Il ne manquait plus que ça ; une fugueuse, nous voilà bien. »

Une heure se passe. Dédé est retrouvée à 800 mètres, sur la route du bourg qui mène à son domicile. Rien d’anormal pour une habitante du bourg qui s’y promène depuis quatre-vingts ans. Elle se promène, dit-elle au gendarme alerté. « Je marche pour me détendre, c’est bientôt Pâques, n’est-ce pas ? Et mes volets sont restés ouverts ; ça va déteindre le papier peint de ma chambre. »
« C’est grave, elle a échappé à notre vigilance, s’écrie une infirmière, on ne l’a pas vue sortir ! » Sécurité oblige ! La caméra de vidéosurveillance l’aurait filmée en train de sortir par l’escalier de secours. Et comme dans les séries policières, lorsque ses filles demanderont à voir « le film de la fugue », la réponse fut : « La caméra ne marchait plus ». La Dédé ne sera ni star de cinéma ni sur BFM !

Rien ne va plus. Réunion à 12 heures entre une cadre de santé et le médecin référent : « On ne peut la maintenir dans notre établissement. Trop de danger. Le personnel n’en peut plus. »
Ordre médical.
Évacuation en 24 heures.
Direction l’hôpital général, service gériatrie.

La chute a bon dos

Dédé sort en brancard le lendemain matin, règlement oblige. Elle sourit l’air chagrin en apercevant l’affiche grand format à l’entrée de l’Ehpad « Charte des droits et des libertés de la personne âgée en situation de handicap ou de dépendance »: « Toute personne âgée devenue handicapée ou dépendante est libre d’exercer ses choix dans la vie quotidienne et de déterminer son mode de vie. Toute personne âgée en situation de handicap ou de dépendance doit pouvoir choisir un lieu de vie – domicile personnel ou collectif – adapté à ses attentes et à ses besoins. Toute personne âgée en situation de handicap ou de dépendance conserve la liberté de communiquer, de se déplacer et de participer à la vie en société. »

Ses deux filles l’avaient martelé : la Dédé a besoin de marcher. Circuler, elle aime, commenter le paysage, se faire conduire en voiture pour surveiller les biches qui traversent les petites routes. Elle ne fait que ce qu’elle fait depuis huit décennies, marcher, chercher les pissenlits, ses trois chats, du bois pré-coupé dans la grange, son linge suspendu à l’arrière du jardin, observer la rivière et son débordement l’hiver, nettoyer le garage, préparer le foin pour les lapins. Active elle est.

La Dédé serait en danger dans son propre village qu’elle connaît par cœur depuis quatre-vingt-quatre ans ? Ses filles restent en arrêt. « Les déambulants », quelle pauvreté descriptive ! Dont l’objet réel est sécuritaire. Mais peut-on la laisser circuler ?
« Le patient dément déambulant va marcher de manière excessive, répétée tout au long de la journée. En général, selon son état de santé et selon l’appareil locomoteur en particulier, les distances parcourues peuvent permettre au malade hospitalisé de s’éloigner considérablement de l’établissement hôte et de se perdre. » Voilà l’expression consacrée pour dire les paumées, les sans-tête, les perdues de vue, les fugueuses, les échappées, les évadées ! Quel mépris pour ces femmes et ces hommes qui – comme nous – ont besoin de marcher, de mouvements, de promenades, de se dépenser en somme. La sécurité a bon dos. Il s’agit bien plutôt du « confort du personnel » qui préfère la vieille assise somnolente sous somnifère.
Comme il faut un nom médical à cette situation, on dira Alzheimer. Vieux relent du « pavillon des demeurés », les gâteux… C’est plus simple ainsi.

La vieillesse fait vraiment peur.

Mais qui décide du niveau de sécurité d’un établissement ? C’est quoi, en fait, « le défaut de sécurité » ? De quoi parle-t-on, de la sécurité du personnel ? « Mais elle est sous notre garde ! Si elle tombe »… Ah, la chute ! La chute ! La plainte pour chute ! Elle a bon dos la chute !

Vieilles et vieux, surtout ne bougez pas de votre fauteuil, ne vous levez plus. Les couches arrivent !

Jean-François Laé

Qui va lui dire ? – épisode 1

Qui va lui dire ? – épisode 2