
Lui annoncer que quelque chose va arriver. Vite arriver. Entendre sa réaction. « Non pas ça. Non, c’est non. » Aucun membre de la famille ne veut « lui dire ». L’aînée ? La cadette? Finalement, la voilà à l’entrée, résidente de cet Ehpad.
Plus tard (scène de couloir)
L’infirmière, visage défait, s’adresse à Madame Dédé : « Sur le chariot de médicaments, les boîtes étaient fermées… Je reviens, et elles sont toutes ouvertes, les pilules dispersées, vous n’en avez pas mangé au moins ? Je m’inquiète. Ouvrez la bouche. Plus grand. Alors, elles sont où les pilules ? Vous en avez pris combien, Madame Dédé ?
– Bah rien.
– Ah non, c’est une farce ! Vous ouvrez les boîtes et vous clipsez tous les médicaments un à un, à la volée. Clip, Clip, Clip. J’entendais bien un petit bruit dans mon dos. Clip clip clip. Mais qu’avez-vous fait Dédé ? Ce sont des somnifères, donc si vous avalez dix somnifères : vlan, par terre. Dédé, dites-moi, c’est une farce ? C’était pour rire ? Comment ça ? Vous préparez les pilules pour Le papa ? Il n’est pas là Le papa. C’est pourquoi vous avez clipsé les médicaments ? Regardez-moi dans les yeux. Comment vous vous sentez. La tête. Comment vous la sentez ? J’appelle le docteur. Je ne sais pas quoi faire. N’ouvrez pas cette porte, ça va sonner. N’ouvrez pas ! Pourriez-vous rejoindre votre chambre s’il vous plaît ? Non, pas cette porte. »
On l’aime bien la Dédé mais quand même ! Elle déambule toute la journée dans les couloirs. Elle dit qu’elle va aux pissenlits. C’est la saison. Et ramasser de l’herbe-aux-chats, la valériane. Pour ses quatre lapins, c’est la luzerne. Une tâche de tous les jours, depuis des années, quelle que soit la météo. Un geste vital pour la ménagerie.
En attendant le 1er avril, Dédé se promène dans les couloirs à tous les étages de l’hôpital, tous les jours, chemine vers les fossés des champs et des chemins pour remplir son panier d’osier. Les infirmières et aides ménagères se regardent, pour elles, c’est de la déambulation, autant dire une sorte d’errance. Deux sens qui ne se rencontrent pas. Croisement de sens aussi avec les clip clip clip des boîtes. Certains se disent : c’est une tentative de suicide à ciel ouvert ? Ben non, la Dédé a passé des années à préparer le pilulier « du papa », de sorte qu’elle continue à le préparer consciencieusement. Clip clip clip.
En attendant le 1er Avril.
Dix jours avant, à domicile (journal des aides ménagères)
« Lorsque vous mettez une machine pour le linge en route, pensez à mettre un petit mot sur la table de la cuisine, pour faire penser à Dédé de l’étendre, elle a tendance à oublier. Merci.
À + »
« Pauline, est-ce que tu peux demander au papa lundi s’il a pensé à appeler Filelect pour le radiateur du couloir de l’étage ? Il fuit. Merci. »
« Dédé a la jambe droite très enflée. Surveiller évolution. »
« Capstar chatte noire (antipuces) + Les deux autres OK. »
« Pipette Frontline (pépé+Bébé) + chatte noire. Attention à l’escalier, ça glisse. »
« Le papa a super bien mangé (rires). Même sans son dentier. »
« Ce jour, il dort trop toute la journée. Dédé dans le chemin ramasser herbe-aux-chats. »
« Elle boulotte toute la journée ses mini-saucissons. Faut les planquer un jour sur deux. Sinon… »
« Ça sent l’urine dans tous les gros pots des plantes vertes. Ce sont les chats ou la Dédé ? »
L’ambulance Croix bleue arrive à Entremont
Il est 14 heures. La Dédé en brancard, habillée en dimanche, ses bijoux de fête, se laisse porter assise, léger sourire de carnaval. Trois infirmières font l’accueil. Un rituel ajusté de formules à peine rodées. « Bienvenue Madame Dédé. Notre établissement est heureux de vous recevoir et d’être à votre service jours et nuits. Nous savons que vous avez vécu 83 ans dans notre petite vallée et que vous y êtes bien. Vous voyez, la rivière coule toujours, comme nous, elle coule, coule. Comme la chanson, n’est-ce pas ? »
Les premiers mots de La Dédé fusent. « Je fais quoi ici ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Prendre l’ascenseur, je peux le prendre toute seule. Pourquoi m’avoir transportée en brancard ? Je sais marcher non vindiou ! »
Moment rugueux. Vivre en collectif, le matin le soir, voir sa porte s’ouvrir trente fois par jour, ce n’est pas du tout son habitude. Juste une fois, tout au plus, et le reste du temps surveiller par la fenêtre ce qui se passe. Remarquer les voitures inconnues. Le ciel, surtout, le ciel et les vents jurassiens tournants.
La cadre-infirmière l’invite à s’assoir. « Voyez donc votre balcon. On voit la Poste ouverte que le matin. C’est pas comme ça qu’on va défendre la Poste, n’est-ce pas ? Ah, ces villages agonisants ! À part les fenaisons et le lait pour le Comté ! Là, derrière vous, vous voyez au bout du pré, le leader français du jouet ?
– Je connais bien Smoby toys, mes neveux y travaillent, chefs de produit. Les jouets en plastique ! » Dédé se rappelle des caisses de bois et des pantins couleur de Noël.
La comédie du consentement
« On fait un petit bilan d’entrée ? Je vous pose des questions et je note vos réponses.
Tout d’abord, vos vêtements on va les marquer. On va faire l’inventaire avant le marquage. C’est un peu comme en colonie de vacances, vous vous souvenez ? On fait des marques sur chaque vêtement. Ensuite, je vous les ramène avec le marquage. »
Dédé lui tire la langue. Il n’y a qu’à l’hôpital ou lors de vacances en colonie à 12 ans qu’on vous marque ainsi, collerette rouge, nom prénom : « Ah Mes beaux habits ! Mes beaux habits. C’est foutu ! »
« Je vois que vous avez beaucoup de bijoux. Une chaîne ? Un collier ? Des bagues ? Une montre ? Je note, je note.
Quelques questions, c’est juste pour savoir si vous avez des lunettes ? Ah, déjà perdues ? Des appareils auditifs ? Non. Vous marchez sans canne, sans déambulateur ? Et l’appareil dentaire, oui, non ? Vous êtes catholique pratiquante ? vous allez à la messe ? C’est le jeudi après-midi tous les 15 jours, la messe sur le site. Ça vous tente ? Je note alors, pas vraiment. »
Dédé jette ses yeux au ciel. Ça fait soixante ans qu’elle n’a mis un pied à l’église. Après tout ce qu’ils ont fait ! Ah, le bon dieu !
« Vous êtes droitière ou gauchère ? Avez-vous tendance à tomber chez vous ? Ah, vous m’avez déjà répondu. Quel était votre métier ? Mère de famille ? Vous pouvez le dire, mère de famille.
– Non, pas du tout. » Dédé se tait. Silence. Vexée. Son regard sévère, pour qui elle me prend celle-là ? « Non pas du tout. J’étais assistante maternelle plusieurs décennies. J’en ai élevé des gosses ! Une quinzaine d’Entremont justement. Avec les jouets de bois en quantité industrielle, les garages et les petits soldats. »
« Vous avez combien d’enfants ? Ils habitent où ? Alors mes collègues infirmières vont vous demander, madame Dédé, si vous avez choisi une personne de confiance. Ah, c’est compliqué, il y a la personne référente, la personne référence familiale et la personne de confiance… Y aura un document à remplir. Vous verrez avec l’infirmière.
Dernière page du document, vos habitudes de vie, je vais être curieuse. Vos loisirs ? Chez vous. Vous aimez quoi faire ? Marcher, jouer aux dames, la télévision ? Je vous embête avec tout ça. Vous voulez partir tout de suite ramasser de l’herbe-aux-chats ? Mais ce n’est pas possible, pas possible.
Regardez, on a deux boîtes de cadeaux pour vous. Ouvrez, ouvrez. »
Ici comme ailleurs, les rituels d’Institution vont bon train. Entre drame et comédie, grimace et offrande, refus du collectif et remerciements, la cérémonie d’entrée en Ehpad est un calque de ce que l’on peut observer dans les centres d’accueil de jeunes de l’ASE, dans les placements familiaux, les centres de rééducation, les cliniques psychiatriques, etc. La comédie du consentement s’affiche sur les murs, les imprimés à signer, les règles de politesse et dans mille accommodements dominés par cette phrase : « Comme vous voulez » ou « Si vous le voulez ». Mais de quoi le consentement est-il fait ? Il n’est pas le même à 12 ans, 20 ans, 50 ans ou 85 ans. Car il est lié à différentes situations de vulnérabilité.
Intuitivement, Dédé sait depuis des années qu’un jour viendra, il vient, il vient d’arriver, cela arrive d’arriver. Et lorsque ça arrive, l’envie de se planquer dans un coin est immense : « Laissez-moi tranquille ». Ce « Foutez-moi la paix » est entendu comme un abandon. Or, il interroge. Il nous interroge.
Jean-François Laé