
Lui annoncer que quelque chose va arriver. Vite arriver. Entendre sa réaction. « Non pas ça. Non, c’est non. » Aucun membre de la famille ne veut « lui dire ». L’aînée ? La cadette ?
La Dédé est à l’hôpital depuis un mois en observation, tout va bien, si ce n’est qu’elle déambule dans les couloirs et réclame « mon mari » « mon bûcheron », un vrai métier. Elle ne se souvient que de peu de choses. Où est-il ? Dédé s’emmêle entre le Haut-Jura, le garagiste ou sur son tracteur pour livrer du bois. Elle le cherche dans les couloirs et plus personne ne lui prête attention. Les visites de ses filles, l’aînée et la cadette, n’y font rien.
« Il est où Le papa ?
– On t’a dit qu’il est dans un autre hôpital, pour plusieurs mois. Qu’est-ce qu’on va faire ? Ne pleure pas maman. »
Il ne faut pas mentir
« Dis-lui, toi.
– Ah non, tu la connais mieux que moi. Tu es sa chouchoute.
– Arrête un peu. C’est toi l’aînée. C’est à toi de lui dire. Ne pleure pas maman. Ça va aller, tu vois bien. » Le ton cherche l’évitement.
« On lui dira juste la veille du départ. On lui dira juste qu’on ira à Entremont, la veille.
– Faut pas lui mentir. Dès le mardi 1er avril.
– Non il ne faut pas mentir. »
Les deux sœurs se regardent longuement sur ce qui n’est pas un simple déménagement ou de petites vacances en maison de retraite.
« Où sont mes chats ? À la maison ? Ils sortent beaucoup en ce moment. Chez le fermier. Y’a de quoi manger chez lui. Si Le papa était là il les nourrirait. Il est ou Le papa ?
– Ne pleure pas maman. Il se soigne à l’hôpital. Ça va aller. Ça va aller. Tu vois bien. Comme ça va aller. Tu sais, on a trouvé une place pour le premier avril, mardi. »
La Dédé ouvre de grand-yeux. Une place ?
Elle sent les regards de ses filles. Des regards doux la suppliant au moins d’acquiescer. Elle est coincée entre deux paires d’yeux, voit de loin celle du papa si malade. C’est le saccage, elle le sait, la débandade, aime-t-elle à dire, sur un ton de colère, la débandade chaque fin d’hiver.
« Je rentre chez moi, les chats m’attendent.
– Mais maman, on a une place à Entremont, tu sais, la grande maison où Tatie était.
– L’hospice des fous ? Ah ça non alors. Ils ont fait trop de mal.
– Non pas les fous. À côté. La maison de repos, tu sais. Tu vois bien. La Jeanne viendra te voir. Tu vas reconnaître des visages, je t’assure. La Marguerite y est peut-être, tu la reconnaîtras bien ! Ne pleure pas maman, ça va aller. C’est mardi 1er avril, demain, demain. Ça va aller. »
Depuis toutes ces années, elle sait que ça va arriver, ce qui arrive maintenant arrive, ce qui est arrivé déjà 3 ou 4 fois, être seule et le papa à l’hôpital, elle avec les chats et lui sans, à tourner dans la cuisine, sur la ruelle en pente, ça arrive encore. Séparés pour des mois et des mois. Son regard rumine ce jour et s’éclaircit un instant. « Ah bah oui, ça… ah bah oui, ça arrive, ça arrive. »
Jean-François Laé