Quand l’AME empêche l’accès aux soins

Ripostes, exposition à La Contemporaine (Nanterre)

Alors qu’un projet de loi visant à la réduire à une simple aide d’urgence a déjà été adopté par le Sénat et que plus de la moitié des personnes qui y sont éligibles ne la demanderaient pas, l’Aide médicale d’État peut aussi parfois constituer un obstacle aux soins. Comme pour Yusuf, qu’un cardiologue a refusé de voir en consultation.
Aidé de Clémence Hue, la juriste de l’Observatoire et défense des droits des usagers (ODDU), il tente depuis bientôt trois ans de faire valoir ses droits. Entretien croisé.

L’AME

Clémence Hue : L’AME est un dispositif de prise en charge des soins pour les personnes qui n’ont pas de titre de séjour et qui sont en France depuis plus de trois mois. Peu importe la pathologie, c’est une ouverture de droits Sécu, un peu l’équivalent de la CSS (anciennement CMU), pour toute personne qui prouve son séjour en France depuis plus de trois mois. Sous condition de ressources, donc on doit déclarer ses impôts, même si les revenus sont à zéro.
On dépose un dossier auprès de la CPAM, et c’est elle qui dit oui ou non, mais pas en fonction de critères médicaux, seulement en fonction de critères administratifs.
Les droits sont ensuite ouverts pour un an, et comme pour la CSS, la personne bénéficie du tiers-payant, on n’avance pas les sous, on ne paye ni chez le médecin ni à la pharmacie.
Et tout le monde est supposé l’accepter, les médecins ne doivent pas faire de discrimination, que la personne soit à la CSS ou à l’AME. Pourtant, les personnes demandent souvent si tel médecin prend les patients à la CMU ou à l’AME, ce qui est un non-sens puisque tous les médecins sont censés recevoir tout le monde.
Le taux de non-recours est donc certainement très important, d’abord parce qu’il y a une démarche à faire et qu’il faut être au courant, mais surtout parce que les personnes sans papiers pensent souvent qu’elles n’ont aucun droit.

En situation régulière

Yusuf : Je n’ai jamais été en situation irrégulière, c’est l’État qui m’a mis dans cette situation… Je suis en France depuis quarante-cinq ans et j’ai toujours eu des titres de séjour mais j’en ai perdu un parce que j’étais en prison. Le délai de renouvellement de mon titre de séjour a été dépassé et ils m’ont emmerdé pour ça pendant presque dix ans. C’est pour ça (l’absence de titre de séjour) que j’ai dû demander l’AME, qu’on m’a d’ailleurs accordée sans problème. Mais j’avais des pathologies graves et au même moment, j’avais déjà l’ALD parce que j’avais fait un infarctus. Alors je n’ai pas compris pourquoi on me mettait sous AME. S’ils avaient vraiment vérifié, ils auraient vu que j’avais un numéro de Sécu, que j’avais le droit à l’ALD, qu’avant même d’avoir l’AME, j’étais toujours au tiers-payant… Mais ça n’a pas été fait.
J’ai donc obtenu l’AME en 2013, renouvelée chaque année jusqu’en 2020 où ma situation a été régularisée. Et à part avec ce cardiologue, je n’ai jamais eu aucun problème, j’ai toujours eu les médecins qu’il fallait.

D’habitude, je le voyais au centre mutualiste vers la Joliette. Mais un jour, on m’a dit qu’il n’exerçait plus là-bas et de prendre rendez-vous à son cabinet. Ce que j’ai fait. Mais le jour du rendez-vous, quand on est arrivé (avec une éducatrice), sa secrétaire nous a dit qu’il ne prenait pas l’AME et qu’il fallait aller voir ailleurs. J’ai dit que le Dr S. me connaissait, que j’étais suivi par lui au centre mutualiste… mais rien à faire. Il n’est même pas sorti de son cabinet pour venir me voir. Je le voyais une fois par an, je n’avais pas besoin de le voir tout le temps. Mon pneumologue que je voyais aussi au centre mutualiste me prenait, lui, sans problème à son cabinet. En quarante ans, aucun médecin ne m’a infligé une si grande souffrance que l’injustice faite par ce cardiologue.

Par la suite, j’ai donc fait appel à l’Observatoire et défense des droits des usagers (ODDU) et on a porté plainte contre lui. Si l’éducatrice n’avait pas été avec moi ce jour-là (du refus de consultation), on ne m’aurait jamais cru.
On a d’abord averti le conseil de l’Ordre qui nous a proposé une conciliation. Mais ce jour-là, le cardiologue n’a pas voulu reconnaître qu’il avait refusé de me recevoir et ça m’a énervé, ça m’a pris la tête et je suis sorti. Je me suis dit que c’était lui qui allait avoir raison. Il allait même parler de ma pathologie devant tout le monde, c’est nous qui l’avons arrêté. Il aurait reconnu les faits en conciliation, je n’aurais pas été plus loin. 

La « conciliation »

Clémence Hue : La conciliation, on y allait sans trop savoir ce que ça allait donner. Cette réunion fait partie de la procédure, il faut qu’il y ait d’abord conciliation avant que l’Ordre des médecins décide s’il y a lieu d’aller plus loin, au tribunal. Il y avait donc des représentants de la CPAM, des représentants de l’Ordre des médecins, et c’est vrai que très rapidement, il était évident que tout le monde était contre Yusuf. Tout le monde était du côté du médecin qui, lui, en fait, était tellement insupportable qu’à la fin, les gens se sont un peu adoucis envers Yusuf. Le médecin était vraiment horrible, disant par exemple à tout le monde « Non mais vous savez pourquoi il me consulte, ce monsieur ? ».
Yusuf, lui, a eu une super attitude, parce qu’il venait vraiment dans l’optique d’avoir des excuses, il ne demandait pas autre chose. Mais l’attitude du médecin a été tellement horrible que Yusuf a quitté la salle…
Il n’y a donc pas eu conciliation, et on s’est même fait menacer par le président de l’Ordre des médecins qui nous a dit « Vous savez, vous pouvez toujours retirer votre plainte », et quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu « parce que ça pourrait se retourner contre vous ». « Dans quel sens ? », « Eh bien si on considère que c’est une plainte abusive… » « Parce que vous pensez qu’un tel risque existe ? » « Oui, enfin là c’est vrai que vu les circonstances, je ne pense pas que ce sera le cas ». Mais il y a quand même eu cette tentative.

Donc comme la conciliation n’a pas fonctionné, on est allé au tribunal (la juridiction ordinale présidée par un magistrat) avec une avocate. Auparavant, je m’étais un peu renseignée pour savoir si notre plainte avait une chance d’aboutir et j’avais averti Yusuf après avoir consulté le rapport d’activité 2019 de la juridiction ordinale nationale (affaires enregistrées, jugées, et décisions prises par chambre) pour voir les sanctions : seuls 28 particuliers ont porté plainte cette année-là, avec un délai moyen de jugement de deux ans et 17 jours. Une seule était répertoriée « CMU », qui s’est soldée par un avertissement. Donc soit les refus de soins pour CMU ou AME n’existent pas, soit quand les plaintes arrivent jusqu’au tribunal, elles ne donnent lieu à aucune sanction dans 100% des cas. Ça montre l’accessibilité de ces questions et de la démocratie en santé.
On serait donc surpris s’il y avait une sanction. Mais la satisfaction, quand même, c’est de se dire que ce médecin a dû avoir quelques sueurs froides parce qu’il a dû prendre un avocat pour le représenter devant la juridiction ordinale, il a dû se déplacer pour la réunion de conciliation devant ses collègues… Mais depuis l’audience au tribunal, il y a un an, on n’a aucun retour. J’ai réécrit un courrier pour demander ce que ça avait donné, mais toujours rien.

Bientôt trois ans…
– 19 janvier 2021 : Envoi de courriers de plainte pour refus de soins à l’Ordre des médecins, avec copie au directeur de la CPAM.
– Juin 2021 : Conciliation au conseil régional de l’Ordre des médecins.
– Août 2021 : Courrier de l’Ordre des médecins indiquant que la plainte avait été transmise à la Chambre disciplinaire de première instance. « C’est là qu’on a pris une avocate. »
– 21 novembre 2022 : Audience à la chambre disciplinaire de l’Ordre des médecins, Yusuf défendu par Me C. Jugement mis en délibéré.
– Juillet 2023 : Envoi d’un courrier de relance à l’Ordre des médecins pour avoir le retour du jugement.
Toujours sans réponse malgré plusieurs relances. « Ça fera donc bientôt trois ans. »

La démocratie sanitaire en question

Clémence Hue : La démocratie sanitaire est censée être un recours pour les personnes victimes de discrimination. On met en place des voies de recours et quand quelqu’un – et je ne sais pas combien le font – ose entreprendre les démarches, il est de fait reçu de façon totalement horrible. Je salue donc la ténacité de Yusuf qui ne laisse pas passer cette injustice.
Je veux bien qu’on mette en place des grandes lois sur la démocratie sanitaire, qu’on permette aux gens d’avoir des recours mais il faut quand même que ces personnes soient super autonomes ou bien accompagnées, d’autant que les recours doivent se faire en nom propre, on ne peut pas faire un signalement si on n’est pas la personne concernée. Il faut que la personne soit prête, et qu’elle n’ait pas peur des représailles parce que Yusuf avait aussi ce truc-là, son rapport à la justice qui le stressait de se retrouver au tribunal – « J’étais en pleine audience pour mes papiers au tribunal administratif, j’avais peur d’aller jusque-là, j’avais peur pour mes papiers. ».
Il avait peur que ça se retourne contre lui alors que ce n’était pas lui qui était jugé, c’était le médecin. Sauf que, concrètement, vu comment s’est passée cette conciliation, on pouvait se demander qui était la personne accusée…

Isabelle Célérier