Sur la quatrième de couverture, il est dit : « Peu de livres ont aussi vivement ému la société russe à leur parution que ces Notes d’un médecin, parues en 1900, de Vikenti Veressaïev. » Des Notes qui nous plongent dans la société russe de la fin du XIXe siècle, avec sa misère, ses préjugés, ses malheurs et souffrances, décrits avec un tel art littéraire qu’elles seront saluées par les plus grands écrivains de l’époque, à l’exemple de Tchekhov.
Et c’est vrai. Aujourd’hui réédité, ce livre est une merveille de justesse et de sincérité. Vikenti Veressaïev était jeune médecin au début du XXe siècle. Il raconte sans fard ce à quoi il est confronté : des traitements qui ne servent à rien mais qui peuvent tuer ; des expériences hasardeuses, où le patient est transformé en cobaye, et peu importe qu’il meure, il faut bien que la science avance. Mais aussi le rapport à l’argent, la vodka souvent nécessaire pour oublier ces moments de traîtrise avec le patient. C’est la médecine qui ne marche pas, la médecine qui triche et ment, c’est la médecine qui ne sait pas quoi faire, mais qui tente, parfois avec humanité.
Extraits.
« Aussi longtemps que durèrent mes études, et encore après que j’eus quitté l’Université, j’étais enchanté de la médecine, et j’avais en elle une foi ardente. Ses conquêtes scientifiques me semblaient immenses. C’est avec cette opinion parfaitement arrêtée que je me mis à pratiquer la médecine. Mais, bien vite, je me heurtai à l’homme vivant, et le doute commença de nouveau à ébranler mes convictions… »
« S’il est cependant un fait qui ressort de tous ces exemples et que rien ne saurait justifier, c’est l’indifférence honteuse avec laquelle le monde médical accueille les descriptions de pareilles cruautés. Le martyrologue des malades sacrifiés sur l’autel de la science que je viens d’établir ne m’a pas réclamé de longues recherches sous le manteau ; les coupables eux-mêmes m’en ont fourni la matière, en publiant éhontément au vu et au su de tous leurs conclusions ! On aurait cru que la publication d’un seul de ces essais aurait dû rendre impossible sa répétition ; le premier médecin qui aurait permis de telles tentatives aurait dû être immédiatement banni du milieu médical. La réalité est, hélas, bien différente. Relevant fièrement le front, ces singuliers serviteurs de la science poursuivent fièrement leur chemin sans rencontrer de résistance de la part de leurs collègues ni dans la presse spécialisée…
Oh oui, il est grand temps aussi pour la société d’attendre les bras croisés que ses médecins sortent enfin de leur inertie. Qu’elle prenne ses propres mesures afin de protéger ses membres contre ses zélateurs de la science si prompte à oublier la différence qu’il y a entre les êtres humains et les cochons d’Inde ! »
« Comment est-il possible de rester honnête face à des maladies incurables ? Le praticien qui s’y trouve confronté n’a d’autres expédients que de feindre et de mentir, d’inventer les fables plus invraisemblables afin de maintenir vivace l’espoir qui s’éteint. Le malade, du moins dans une certaine mesure, n’est pas dupe de ces mensonges et, s’insurgeant contre son médecin, est prêt à maudire avec lui toute la médecine. Quelle serait la bonne attitude ? »
« Avec mes patients, je réussis à adopter l’attitude suivante : je me montre doux et attentif, je m’évertue à accomplir mes devoirs envers eux de la façon la plus consciencieuse possible, mais sitôt qu’ils sont loin de mes yeux, je m’emploie à les tenir également loin de mon cœur. À la maison, je m’entoure de bons amis ; je discute, je ris. On m’appelle auprès d’un malade, je m’y rends sans tarder, je dispense tous les traitements qui me paraissent nécessaires, console la mère qui sanglote au chevet de son fils mourant, mais sitôt rentré chez moi, je retrouve ma bonne humeur et dissipe toute tristesse dans mon âme. Le malade que j’ai affaire en tant que professionnel n’a rien à voir avec celui que je rencontre comme personne privée ; ce dernier, fut-il une vague connaissance, éveille en moi toute compassion, mais à l’égard du premier, je reste maître de toutes mes émotions. Je comprends sans peine l’attitude d’un de mes amis chirurgiens, un homme par ailleurs d’une immense bonté, qui lorsque le patient hurle sous son scalpel, lui demande avec un étonnement sincère : Pourquoi cries-tu, imbécile ? »
Éric Favereau
Notes d’un médecin, Vikenti Veressaïev, éditions Noir sur Blanc