Voilà un entretien avec Helena Ranchal, directrice des Opérations internationales de Médecins du monde (MdM), et Jean-François Corty, médecin, membre du conseil d’administration de MdM. Tous les deux étaient fin mai en mission en Ukraine et en Moldavie pour faire le point avec leurs partenaires sur leurs actions.
Helena Ranchal : Notre visite avait pour objectif de mieux comprendre le contexte d’intervention et le développement des projets de notre association ainsi que de témoigner notre soutien aux équipes. Concernant la crise ukrainienne, nous avons plusieurs projets, un à Odessa, un autre à Mykolaïv, et dernièrement des actions sur les conséquences sanitaires liées à la destruction du barrage de Kakhovka. Nous intervenons aussi auprès des réfugiés qui ont transité ou qui se sont installés dans les pays limitrophes, notamment en Pologne, en Roumanie et en Moldavie.
Plus de 500 structures de santé endommagées, plus de 130 médecins tués
Comment travaillez-vous et avec qui ?
H. R. : En Ukraine, nous soutenons des partenaires de terrain locaux au service d’un objectif clair, celui de l’aide à l’accès à la santé. Nous aidons donc à l’approvisionnement en médicaments et en matériel médical l’antenne de la Croix-Rouge ukrainienne de Mykolaïv.
Le contexte est particulier car l’Ukraine n’est pas un pays sous-développé, il y a un système de santé existant qui fonctionne relativement bien, mais qui a été profondément affecté par plusieurs mois de guerre : plus de 500 structures de santé endommagées, plus de 130 médecins tués, tout cela fragilise les dispositifs de soins. Récemment encore, une clinique a été bombardée.
Aujourd’hui, les médicaments restent chers et difficiles d’accès, de surcroît dans le système de santé ukrainien où il faut un médecin traitant pour en bénéficier. Avec les combats et le déplacement des populations incluant des médecins, parfois absents aussi car blessés ou mobilisés, comment faire ? Le système doit s’adapter, et de fait, beaucoup de personnes n’ont pas accès aux soignants et aux médicaments. Il s’agit donc de développer des actions dans des centres de santé de proximité, ce qu’on appelle des cliniques mobiles, ou il n’est pas rare d’aller aussi au domicile des personnes lorsque celles-ci sont trop dépendantes. Les personnes âgées paient aussi un lourd tribut dans cette guerre.
À Odessa, c’est différent. Nous soutenons Liga, une ONG LGBT ukrainienne militante, mais comme ailleurs, sur un mode renforcement des capacités d’action sur le volet santé. Elle intervient dans la prise en charge médicale du VIH et autres IST telles que la syphilis, et souhaite augmenter sa capacité d’offre de soins en santé primaire pour la minorité LGBT particulièrement stigmatisée.
Personnes âgées qui ont besoin de tout
Jean-François Corty : le partenariat est un principe opérationnel important. On ne se substitue pas, on intervient là où cela peut être une plus-value opérationnelle et de plaidoyer pour des partenaires et, de fait, pour les bénéficiaires. La Croix-Rouge à Mykolaïv est une structure indépendante expérimentée, nous ne débarquons pas en mode cow-boy pour leur expliquer les principes de l’action d’urgence, ils savent faire. Mais nous sommes là pour renforcer si besoin les capacités d’action dans certains domaines de la santé qui peuvent être perçus comme secondaires, par exemple celui de la santé mentale. En étant basé à Mykolaïv non loin de Kherson et de la ligne de front, c’est aussi la possibilité d’avoir une capacité interventionnelle rapide dans ces zones dangereuses et peu praticables le jour où elles seront plus accessibles. Car y résident encore de nombreux habitants, beaucoup de personnes âgées, qui ont besoin de tout, soins, alimentation et eau potable. En Ukraine, la situation est particulière : nous n’avons pas accès aux blessés de guerre, c’est un sujet secret défense, beaucoup de réponses en matière de médecine de catastrophe sont apportées par les autorités. Et nous sommes là pour les interstices, là où il y a des manques, des niches où l’on peut aider et intervenir de manière significative. En l’occurrence auprès des déplacés internes précaires et auprès de minorités qui voient leur stigmatisation s’accentuer.
H. R. : Pour les personnes LGBT, la situation est difficile, compliquée. Ils vivaient déjà une situation de grande vulnérabilité avant la guerre, et celle-ci l’a aggravée. Par exemple, les traitements contre le VIH sont souvent interrompus, or l’Ukraine est le deuxième pays en Europe qui a l’incidence la plus élevée pour le VIH. Autre exemple, avant-guerre, c’étaient plus de 60% des séropositifs qui n’avaient pas de traitement. Aujourd’hui, c’est encore pire avec les problèmes d’acheminement des traitements.
Certains refusent toujours par pur principe des soins à cette communauté
J.-F. C. : Tout cela fait un panel de facteurs qui conduit à rendre l’accès aux soins plus délicat. En plus d’une forme exacerbée de stigmatisation liée aux conséquences sociales de la violence du conflit, mais aussi parce que les médecins ne sont plus là, quand certains refusent toujours par pur principe des soins à cette communauté. Il y a donc nécessité, et c’est leur demande basée sur des constats de terrain, à développer des dispositifs spécifiques pour qu’ils aient accès aux soins, pour contourner cette stigmatisation omniprésente.
En fait, la guerre bouleverse tout et nous offre ce paradoxe. D’un côté, il y a certes ces phénomènes d’exclusion, de stigmatisation et au fond de vulnérabilisation que le conflit accentue. Mais dans le même temps, cette guerre crée les conditions pour revendiquer des droits. Beaucoup de LGBT sont ainsi sur le front, certains se font tuer. À travers le courage qu’ils montrent, ils apparaissent aussi comme des acteurs qui, comme tout le monde, se battent pour sauver la nation contre un ennemi commun. Dans ces conditions, ils estiment encore plus légitime de revendiquer les mêmes droits. Ainsi, dans cette société qui était et reste assez fortement homophobe, l’on va prochainement débattre au parlement d’un texte sur le mariage pour tous. Même si ce projet de loi a peu de chance d’aboutir. Inimaginable, avant la guerre.
H. R. : Il y a ce double mouvement, en tout cas c’est ce que nous dit notre partenaire LIGA. Ouverture d’un côté et de l’autre, la situation reste compliquée car beaucoup de médecins ne veulent pas prendre en charge les personnes LGBT, les obligeant ainsi à travailler sur l’élaboration d’un tissu sanitaire spécifique. Par exemple, sur Mykolaïv, chaque ouverture de nouveaux sites communautaires donnait lieu à des violences du type destructions d’infrastructures, voire d’agressions physiques.
La violence de la guerre agit comme une opportunité pour défendre leurs droits
J.-F. C. : Les débats sur les droits de cette minorité ressurgissent dans ce contexte de guerre où des situations concrètes mettent en lumière les inégalités. Beaucoup de couples, hétéro ou LGBT, sont brisés par la guerre en cas de décès. Sauf que pour ces derniers, les procédures ne sont pas les mêmes quand un conjoint meurt au combat. Celui restant ne peut faire la reconnaissance du corps, il n’est pas considéré comme conjoint et ne peut donc pas faire le deuil. Pourtant, tout cela s’inscrit dans un contexte, aujourd’hui, où la priorité est de défendre la nation, que l’on soit homosexuel ou pas. On pourrait presque dire que la violence de la guerre agit comme une opportunité pour défendre leurs droits, avec en but ultime plus d’égalité et une cohésion sociale renforcée pour un pays qui revendique une ouverture vers l’Europe.
Certes, mais tout cela n’est-il pas marginal face aux enjeux de la guerre ?
J.-F. C. : Je ne pense pas, dans ce contexte humanitaire spécifique où les urgences de la médecine de catastrophe sont bien gérées et où il faut intervenir dans les interstices pour être une valeur ajoutée à un dispositif sanitaire. Notre solidarité humanitaire repose sur notre capacité à accompagner des acteurs de la société civile dans l’épreuve dans des espaces qui varient selon les contextes d’intervention. En Ukraine, on travaille auprès des oubliés de la guerre que sont les personnes âgées et autres déplacés précaires, femmes et enfants compris. En insistant sur les enjeux de santé mentale qui ne sont pas forcément prioritaires pour les autorités comme sur l’objectivation et la prise en charge des violences liées au genre. Et dans le même temps, on avance avec les personnes LGBT, car toutes les stigmatisations qui sont là sont comme autant d’obstacles. Grâce à une entrée opérationnelle de santé, nous faisons le pari de soutenir des acteurs en lutte contre les négligences sociales.
Ce qui nous a frappé, c’est la dignité des femmes
Et qu’en est-il de la santé mentale ?
H. R. : Nous ne travaillons pas sur les pathologies lourdes, mais plus sur la santé mentale et le soutien psychosocial, sur les effets et méfaits de la guerre. Tous les jours, subir des bombardements, les attentes, les craintes, tout cela est terriblement stressant, angoissant. C’est dur de se réveiller trois fois par nuit, de ne pas savoir où est ton mari, ni de savoir si ton père est toujours vivant. On travaille avec des ONG ukrainiennes pour leur donner des outils. Ce qui nous a frappé, c’est la dignité des femmes que nous avons pu rencontrer. Elles nous racontent que la situation est difficile mais qu’elles doivent tenir, elles sont essentielles pour faire vivre la famille. C’est important de les écouter et de dire qu’il est normal d’être angoissé.
J.-F. C. : À Odessa, qui n’est pas toute proche de la ligne de front, les habitants ont aussi une vie presque normale. Mais comme leurs compatriotes en exil ou restés dans le pays, ils ne savent pas comment les choses vont évoluer, combien de temps cela durer. Avec une crise économique accentuée par le conflit et des conditions de vie qui se dégradent progressivement, le plus dur reste l’avenir incertain du déroulé de la guerre.
Recueilli par VIF