« Prenons plutôt des chantiers, retenons des priorités… »

France Lert est une des figures les plus pertinentes, mais aussi les plus chaleureuses de la santé publique en France. Son parcours est impressionnant, varié, engagé, et voilà que lorsqu’elle se retourne pour regarder les avancées, elle se montre critique, « sûrement trop ». Déçue en tout cas.


Ancienne chercheuse à l’Inserm, économiste de formation, France Lert a d’abord travaillé dans le domaine de l’épidémiologie de la tuberculose puis s’est familiarisée avec les grandes questions de santé publique : surveillance, efficacité des stratégies préventives et de prise en charge, interrelations entre les questions politiques et sociales, mais aussi définition d’une politique publique. Ses recherches vont des conditions de travail des personnels soignants au sida, où elle va s’investir massivement. Elle a analysé ainsi les problèmes relatifs au risque de transmission du VIH au cours des soins, à la prise en charge des usagers de drogue, à la confrontation à la mort, et au développement de la démarche palliative. France Lert a mené plusieurs projets de recherche concernant l’évaluation de l’intérêt en santé publique du dépistage systématique du VIH/sida par tests rapides dans les urgences hospitalières d’Île-de-France, mais aussi les conditions de vie des personnes atteintes en France, voire les déterminants sociaux de l’accès aux soins chez les enfants porteurs du VIH/sida au Vietnam. Aujourd’hui à la retraite, elle continue de présider, entre autres, l’association Paris sans sida.
Pour VIF, elle fait part de son regard sur la situation actuelle. Florilège

France Lert, YouTube

« Vous me demandez ce qui ne va pas ? Pourquoi la santé publique, la lutte contre les inégalités restent-elles aussi décevantes ? Je vais essayer de donner des éléments de réponses, mais cela sera éclaté, sans cohérence d’ensemble, car j’exprime plus un ressenti qu’une analyse après près de quarante ans de recherche en épidémiologie et santé publique.

Un échec générationnel

L’État n’arrive pas à fonctionner ni à réellement progresser sur ces questions de santé publique et les errements initiaux de la crise Covid l’ont rendu particulièrement évident.
Je vis et ressens cette incompétence de l’État comme un échec générationnel – je m’inclus bien sûr dedans. Les gens, les experts, les chercheurs, les politiques, tous ceux qui, ces quarante dernières années, ont eu des fonctions autour de la santé publique, en recherche, dans l’administration de la santé, dans l’enseignement, bref, toute notre génération des baby-boomers, que peut-on dire aujourd’hui si ne n’est que nous avons échoué ? Nous avons été nombreux à croire que l’on travaillait sérieusement, efficacement. Or dans les faits, nous n’avons pas su générer une force intellectuelle suffisante. Nous n’avons pas su dans tous les compartiments de la société apporter à la population l’information dont elle a besoin pour s’impliquer dans les décisions de santé publique, se saisir des enjeux. Nous n’avons n’a pas su susciter des institutions assez solides pour que les acteurs, ceux de la santé, de la politique ou les citoyens les prennent au sérieux et se tournent vers elles dans les crises.

Nous avons échoué

Sur ce dernier point, l’échec, notre échec est patent. Au début des années 2000, l’État a créé les agences sanitaires, des organismes de surveillance, d’expertise, de construction des stratégies de sécurité sanitaire et de prévention. Et que voit-on ? Que ces agences, comme aujourd’hui Santé publique France, ne cessent de perdre des moyens, surtout des moyens humains, et que l’exécutif ne respecte pas leur indépendance. Les limites dans leurs ressources humaines restreignent ispo facto leur capacité d’expertise. Pendant les années où j’étais présidente du Conseil scientifique de l’Inpes (2009-2013), il a perdu 25% de son budget. L’indépendance est un vain mot quand des agences d’expertise restent sous la tutelle du ministère. Les pouvoirs publics sont dans une logique de ne pas augmenter des impôts, que se passe-t-il alors ? L’État se sert là où il n’y pas de riposte, là où c’est silencieux. Qui se révolte pour dire que l’agence de santé publique, qui a un immense champ de compétences, est composée de moins de 700 salariés pour une population de 67 millions d’habitants ? Aujourd’hui, les agences n’ont donc ni la taille ni les moyens, ni l’autorité suffisante pour répondre de façon suffisamment efficace aux besoins. Regardons ce qui se passe dans les autres pays européens !

Comment faire de la prévention sans moyens ?

En même temps, tout se superpose. Les éléments qui expliquent notre échec sont nombreux et variés. Je me souviens d’une période où je travaillais avec la Direction générale de la santé (DGS) sous le ministère Kouchner, au cabinet, Patrick Aeberhard avait insufflé la construction d’un plan ambitieux sur l‘éducation à la santé. Nous l’avons présenté le 11 sept 2001, je m’en souviens, la date n’était pas anodine. Tout allait bien. Et puis, quelque temps après, arrive le changement de ministre. D’un coup, tout s’est arrêté. Car en France, quand un ministre nouveau arrive, il met tout à plat, il recommence tout, il veut imprimer sa marque. Dans le cas de l’éducation à la santé, tout a de fait disparu. Les efforts de concertation qui avaient été entrepris ont disparu. Balayés, finis. Il n’y a pas de continuité. 

Santé publique égale médecins 

Autre spécificité typiquement française, les compétences scientifiques et académiques en matière de santé publique sont monopolisées par les médecins. Il n’y a qu’eux. Santé publique égale médecins. C’était, pourtant, de la responsabilité du Conseil national des universités (CNU), qui nomme les professeurs et a de fait beaucoup d’influence, que d’ouvrir à d’autres disciplines les nominations en santé publique. Il ne l’a pas fait. C’est resté un monopole des médecins. Le CNU n’a pas mis en œuvre d’ouverture pour développer vraiment la santé publique intégrant les sciences sociales, la démographie, les sciences politiques, ni pour créer de véritables écoles.
Autre caractéristique, des programmes ambitieux mais sans chiffrement des ressources nécessaires. Un des derniers nés, la santé sexuelle. Il y a bien sûr une feuille de route au ministère de la Santé, ça sonne dynamique, on adore les feuilles de route. Mais cela sert à quoi ? Sur la santé sexuelle des adolescents, par exemple, il y a un vaste programme, mais un budget supplémentaire de moins de 30 000 euros. Nous avons un appareil intellectuel et scientifique qui reste concentré sur le soin, et sur l’hôpital. On fait des plans, mais ils sont détachés du terrain, en particulier de ceux et celles qui doivent les réaliser et sans financement. Comment faire de la prévention sans moyens ? En juin, il y a eu une semaine sur la santé sexuelle, c’est important à l’heure où les questions de genre sont sur le devant de la scène. Qui s’en est aperçu ?

Blocages, insuffisances, incohérences…

Une autre de nos faiblesses, c’est la non intégration dans les politiques des dimensions structurelles des inégalités, inégalités entre groupes sociaux, entre territoires qui sont patentes et démontrées. On fait des recommandations, mais dès qu’il faut passer sur le terrain, c’est le désert. Nous sommes incapables d’alimenter des politiques publiques qui s’attaquent aux déterminants structurels des inégalités. Notre appareil institutionnel et intellectuel regarde ailleurs. Qui porte cette priorité ? Peut-on voir une ouverture dans la nouvelle dénomination du ministère de la Santé et de la Prévention ? On peut en douter quand la mesure annoncée en ce mois de septembre est une visite médicale de prévention à 25, 45 et 65 ans.
Le médecin généraliste est mis en avant, mais ce n’est pas là que la santé se joue, c’est dans la vie quotidienne et ses logiques sociales, industrielles, de structure des territoires, etc.

La santé publique n’est pas du soin

Les médecins cliniciens ont du mal avec les approches populationnelles, la nécessité d’une approche collective, tout est vu à l’aune de l’individu seulement. Je prends un petit exemple qui me tient à cœur : la déclaration obligatoire (DO) du VIH. Plus de 4 nouveaux diagnostics VIH sur 10 ne donnent pas lieu à une déclaration pourtant obligatoire par le médecin. Il y a environ 6 000 cas par an en France, ce n’est pas le bout du monde que de faire une DO, c’est vu comme de la paperasse. Or, dans le sida, nous avons été chouchoutés, avec des moyens exceptionnels. Et même là où la santé publique est centrale, s’agissant également d’une pandémie, la DO ne marche pas. Dans les autres pays, ils n’ont pas ce problème. Pourquoi chez nous ? Il y a une inculture, une incompréhension des enjeux, une paresse aussi peut-être. La santé publique n’est pas du soin.
Bref, dans tous les compartiments il y a des blocages, des insuffisances, mais aussi des incohérences. Engagée dans le programme « Vers Paris sans sida », je suis particulièrement sensible aux questions de genre et de santé sexuelle. Les questions de discrimination contre les LGBTQI+, de violence, de droits humains sont au cœur de l’actualité. Les données épidémiologiques, publiées d’ailleurs par le Bulletin de Santé publique France, montrent le très haut surrisque de troubles graves en santé mentale de ces groupes. Mais dans l’(épaisse) feuille de route « Santé mentale », le mot LGBT ne figure nulle part, n’est dans aucun de ces plans. Comment le croire ?

Démontrer que le modèle démocratique et communautaire est efficace

Que faire, alors ? Sur quels leviers s’appuyer ? Nous avons beaucoup de résultats scientifiques en France et au niveau international sur les logiques sociales et économiques de la santé.
Je pense que dans notre période, il faudrait tenter une campagne à long terme d’information et d’éducation, mais pas seulement du grand ou des différents publics, mais surtout de tous ceux qu’on appelle aujourd’hui les corps intermédiaires : les élus, les journalistes, les syndicats, les industriels. On a vu pendant la crise Covid comment l’inculture en santé publique a fait perdre du temps, au début surtout, à entendre n’importe qui et n’importe quoi. Si on veut associer la société, il faut que les écoles, au sens écoles intellectuelles, de santé publique marchent sur leurs deux jambes, c’est-à-dire la « connaissance » et la démocratie.

Lorsque l’on s’y met tous, on peut réussir

Malgré tout ce que je dis de négatif ici, le plus dangereux est le pessimisme ambiant, car ce serait accepter la situation. Vous m’avez demandé d’être critique, je l’ai été, sûrement trop. Il faut plutôt être combatif. Quand je m’investis sur le sida à Paris dans l’objectif 2030, c’est bien sûr pour qu’advienne cet arrêt de la transmission dont les grands scientifiques nous disent qu’il est possible, mais c’est aussi parce que je voudrais montrer que lorsque l’on s’y met tous – associations, élus, communautés, chercheurs, soignants –, on peut réussir. Je veux démontrer que c’est possible, que le modèle démocratique et communautaire est non seulement possible mais efficace.
Une commission sur la santé publique a lancé l’idée de refonder, de recommencer, de redémarrer à zéro. Je n’y crois pas parce que tout n’est pas à balayer, il faut rassurer ceux.celles qui sont investis, qui ont de l’expérience. Prenons plutôt des chantiers, retenons des priorités, centrons-nous sur quelques-uns, comme l’alimentation ou le changement climatique, pour y articuler les questions de santé. Et avec la société civile, les élus, les professionnels, allons-y. Donnons ce qu’il faut et démontrons la force d’un modèle démocratique. C’est cela que je trouverais adroit. Et efficace.
Je suis pour un optimiste pragmatique.
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France Lert